C'était mon tout premier Joe en salles. Et tout ce que je peux dire, c'est que ça a été l'une des plus belles séances de ma vie. J'ai rarement été autant envoûté au cinéma. C'est ma première aussi grande claque en salles depuis Tabou. Le générique terminé, je suis resté longtemps devant l'écran. Comme abasourdi.


Joe nous choppe et avance avec douceur. Il nous tend la main. Avec lui, on creuse sous la terre et sous le ciel, et on plonge. On traverse la fine couche du sommeil, et on plonge. La caméra, aussi droite qu'un arbre, nous invite à longer les strates de la mémoire et du temps. Comme dans Oncle Boonmee, les éléments ne s'accumulent pas. Il s'épousent. Les pistes se superposent et se confondent. C'était les surimpressions de Blissfully Yours, dessins qui disaient le secret de quelque chose d'un ailleurs, d'une autre époque. Ici, il est question d'un mystère, d'une armée de fantômes qui aspire l'énergie des vivants pour poursuivre sa guerre souterraine. Le film commence par ce plan de cette terre que l'on creuse. Alors Joe suit ce mouvement : il creuse. Sous cet arbre solide qui constitue le film, il va chercher les racines, son passé, sa mémoire.


Alors le film s'ouvre, ou plutôt, se déploie. Il s'échappe dans la nuit thaïlandaise. Le temps d'une séquence centrale incroyable, le récit s'oublie et l'image se distord, se troue de couleurs, fantômes des néons qui s'allument au dessus des soldats endormis. Comment oublier ce plan sur les escaliers d'un cinéma où se superpose la chambre illuminée des soldats ? C'est une vision de cinéma superbe, qui redessine toutes les perspectives, redéfinit l'espace. Le temps d'un plan, Joe réinvente le mythe des récits de science-fiction de son enfance : c'est une faille spatio-temporelle qui s'ouvre à nous, dans lequel il nous est offert de descendre et de se perdre. C'est à la fois de la peinture, de la poésie, de la musique - celle du silence de la nuit. C'est à cet instant que j'ai vacillé, que le film m'a attrapé pour ne plus me lâcher. J'ai traversé cette nuit avec Jenjira, j'ai suivi son chemin, j'ai médité avec elle et j'ai ouvert les yeux bien grands pour m'éveiller du songe dangereux dans lequel j'ai baigné cet instant.


Car au bout du compte, ce qu'il reste, c'est un visage et un corps, celui de Jenjira, qui traverse le film avec le poids des années, traînant sa jambe atrophiée jusqu'au plan final, les yeux grands ouverts devant cette pelleteuse qui remue la terre, inlassablement - "c'est un projet secret du gouvernement", dira t-elle. "Tellement secret que tout le monde peut le voir", répondra Itt. Et c'est ce que Jenjira finira par voir, enfin. Il faudra attendre la fin du film. Il faudra attendre que, littéralement, elle se réveille. C'est un cheminement politique : en sondant son rêve et celui de l'autre, quêter dans le sommeil le secret du vivant, Jenjira va apprendre à voir, posant ses yeux et les notre sur ce paysage de Thaïlande qui se mue dans sa léthargie. Le regard politique du film se cache sans doute ici. Cette Jenira patriote (son mari américain la taquinera là-dessus) rencontrera ce soldat aux désirs d'ailleurs, accroché à son sommeil par les fantômes d'une guerre vaine et souterraine qui mange l'énergie des vivants. Cette guerre qui se prolonge par delà les époque et qui vide ses soldats de leur chair est une parabole étincelante de l'état d'un pays, de l'état d'un monde. Cette guerre infuse le ciel, la terre, le passé, le présent. Le pays est immobile, accroché aux stigmates de ses batailles. Et ce sommeil l'y soumet. Il plaque l'énergie de sa douleur sur les êtres. Et pour voir vraiment les douleurs du vivant, ressassées et confondues dans le rêve, il faut se réveiller. Pour sonder le mal qui s'insinue avec sa douceur terrifiante, il faut ouvrir grand les yeux. Le film accompagne ce mouvement. Chacune de ses scènes est comme la sortie d'un long sommeil. En un sens, il lutte à sa manière. Le sommeil léthargique que l'Etat impose, Joe le transfigure et le rend féerique, le rend utile, le rend profond, le rend tout ouvert à ce réveil qui est la clé du film. Dans cette torpeur qui se déploie, ouvrir les yeux est déjà le plus beau des accomplissements. Et c'est Jenjira qui le fera.


Son visage est alors inquiet, opaque, mais sincèrement bouleversant. On y sent la mémoire, les larmes séchées de ses pleurs, l'amour pour Itt qui a donné à sa jambe la force d'accomplir ce voyage au bout d'elle-même. On voit aussi l'enfance, vrai moteur du film. Avant d'être un hôpital, avant d'être un cimetière, cet endroit était une école, et Jenjira était une des élèves. Une nuit, elle y retourne, elle appelle son mari, et se souvient de ce jour où elle avait oublié de rendre un devoir à son professeur. Dans sa balade au bois, le jour suivant, Keng et elle feront comme les enfants : investir un lieu et le penser tel un palais. Sous une branche, découvrir des trésors d'opulence. Sur ces feuilles mortes jonchant la terre, voir scintiller des miroirs d'or et d'argent. C'est cette mémoire là que Joe travaille : celle de la féerie, celle du jeu, celle de l'enfance, comme réponse au sommeil plat qui tombe sur la Thaïlande. Sur le chantier secret du gouvernement que regarde Jenjira, des enfants jouent au ballon sur les dunes de terre.

B-Lyndon
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le 10 sept. 2015

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