César, Shakespeare, les Taviani et la prison : l'art de brouiller les pistes

"César doit mourir" est un film qui brouille sans cesse les pistes. La première piste brouillée est celle entre le documentaire et la fiction ; d'ailleurs, de nombreux critiques ont dit, à tort, que ce film était un documentaire. Les acteurs sont en effet de vrais détenus, qui ont véritablement vécu l'expérience racontée dans le film. C'est ce qui rend le film si proche, notamment à la fin lorsque l'on apprend qu'un des détenus jouant dans le film a été libéré et est devenu comédien, et que deux autres ont écrit un livre. Le film s'attache aux visages, aux corps, et à montrer la prison avec simplicité et honnêteté.


La seconde piste brouillée est celle entre théâtre et film. La première scène représente la mort de Brutus, jouée en costumes d'époque, visiblement avec peu de moyens, et peut-être trop d'emphase de la part des acteurs. Ensuite, les détenus sont raccompagnés dans leur cellule. C'est alors que commence le récit de la préparation théâtrale : auditions, répétitions et disputes. Certains critiques y ont donc vu un making of habituel, mais ils se trompent : toutes les scènes ont été jouées et rejouées, il y a bel et bien une fiction qui se met en place, un film très travaillé.


La troisième piste brouillée, sans doute la plus importante, est celle d'un possible "message". Les Taviani ont pris le parti de l'évocation, de la subtilité ; ils proposent des possibilités d'interprétation sans en imposer, n'approfondissent pas et ne veulent pas imposer de vision univoque de leur film. Le manque d'approfondissement leur a été reproché ; c'est un parti pris ; ils laissent aux spectateurs le soin de réfléchir, ce qui ne fait pas de mal, de temps en temps.


La question principale du film est l'art, sa capacité d'ouverture sur le monde, son actualité et sa réappropriation par les générations et les siècles à venir. Dans "Jules César" de Shakespeare, les détenus vont s'épanouir, et même se confondre avec leurs personnages. On oublie très vite le nom de celui qui joue Brutus, il n'est plus que Brutus, et même dans sa vie quotidienne il finit par parler comme Brutus. Sous les applaudissements du public, les détenus deviennent des frères, souriants, heureux, ils ont réussi quelque chose, se sont plongés dans un texte pour en percer le sens et le rendre au public, comme font les plus grands acteurs. La nuance arrive dans la scène finale, lorsque celui qui joue Cassius rentre dans sa cellule et dit "Depuis que je connais l'Art, cette cellule est devenu une prison." L'art fait prendre conscience de soi, et ce n'est pas forcément pour le meilleur.


Car jouer "Jules César" leur fait comprendre leur vie, leur monde. A plusieurs reprises, une remarque leur vient pendant les répétitions : "Un ami m'a dit la même chose que Brutus, avec d'autres mots", "On a tous connu des Jules César". Il est d'autant plus judicieux d'avoir fait jouer le film dans une prison à haute sécurité, avec des détenus qui ont pour la plupart tourné dans les milieux du crime, que la pièce de Shakespeare propose une réflexion sur le crime. Plus le film avance, plus les détenus se confondent avec leurs personnages, les comprennent, se comprennent eux-mêmes à travers ces personnages.


La force du film est justement de ne pas tomber dans le pathologique ou le niais. Les frères Taviani esquissent des réflexions sans les forces. De même, le film ne tourne pas à la niaiserie : à la fin, tout le monde retourne dans sa cellule, et la joie passée se mue rapidement en mélancolie profonde. Par ailleurs, l'acteur jouant Brutus est particulièrement bon, et fait ressortir toute la faiblesse tragique du personnage de Shakespeare, véritable héros du drame.


Le film est bon. Tout en mise en abîmes, il propose des réflexions sans les forcer, créant une profondeur légère assez singulière. S'il a pu agacer, c'est par cette singularité à la frontière des genres, et l'apparent retrait par rapport à un message qu'on voudrait donner au film. Il nous permet à la fois une relecture de l'histoire romaine, de la pièce de Shakespeare, de la frontière documentaire-fiction et de notre point de vue sur la prison. Élégant et bien mené, il me semble difficile de ne pas l'apprécier.


(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/c%C3%A9sar-doit-mourir-paolo-et-vittorio-taviani)

Créée

le 16 févr. 2014

Critique lue 452 fois

Critique lue 452 fois

D'autres avis sur César doit mourir

César doit mourir
PatrickBraganti
10

Critique de César doit mourir par Patrick Braganti

À la frontière du documentaire et de la fiction, sans qu’il soit réellement possible de l’associer à un genre ou l’autre, César doit mourir, le dernier film des frères et octogénaires Paolo et...

le 20 oct. 2012

12 j'aime

César doit mourir
D-Styx
10

La Culture pour survivre. Un film indispensable !

La sortie prochaine de Un triomphe, le nouveau film d'Emmanuel Courcol avec Kad Merad en théâtreux intervenant en milieu carcéral, m'a donné envie d'écrire une critique sur César doit mourir, l'un...

le 24 août 2021

9 j'aime

4

César doit mourir
Albion
8

Prison Break

Il est étonnant de voir que l'Ours d'or du festival de Berlin ne recueille à l'heure où j'écris ces quelques mots que deux notes. Peut-être le fait d'avoir eu accès à cette avant-première si...

le 14 sept. 2012

8 j'aime

Du même critique

Nadja
Clment_Nosferalis
10

Un chef-d'oeuvre

"Nadja" est un des meilleurs livres du XXème siècle, et l’un de mes préférés dans toute l’histoire de la littérature. Le surréalisme atteint ici son point culminant, sa véritable cristallisation, et...

le 15 sept. 2014

32 j'aime

4

En finir avec Eddy Bellegueule
Clment_Nosferalis
2

Beaucoup de haine et peu d'intérêt

Je n'ai pas lu "En finir avec Eddy Bellegueule" à sa sortie, j'ai voulu laisser passer le temps, ne plus être dans le commentaire à chaud et à cœur, dans la passion et le débat qui ont animé sa...

le 21 oct. 2014

29 j'aime

8