Un homme à la mer ? Ni un drame ni une statistique.

Focus sur un homme d'âge mûr en position de petit lieutenant de ce qu'un citoyen d'aujourd'hui doit typiquement pourfendre sans jamais vraiment gratter, éventuellement en fuyant vers l'émotion – ce que le film laisse faire à qui le souhaite. Ça y ressemble mais ce n'est pas un film social gentillet et finalement crétin mais publiquement irréprochable comme l'ensemble de ceux tournés avec Vincent Lindon (et justifiant son jeu pour le moins restreint) ou les dernières livraisons de Ken Loach (comme celle avec le vieil imbécile Daniel Blake). Il reste détaché, ramasse sans forcer la critique du capitalisme, du travail, de la mondialisation, tous vecteurs d'aliénation (sans laquelle on est hagard). Dans ce mode mineur il évite la stupidité mais aussi de répondre au sujet, sauf sur le plan moral retourné d'une façon qui deviendrait poisseuse si le point de vue livré n'était pas si ouvert.


L'humour est au diapason (il porte généralement sur l'inertie émotionnelle du type et l'indifférence ou l’égoïsme cru des gens) : l'être éclairé et bien éduqué aura ce petit rire en un souffle plein de déférence aux vertus cardinales, le ricaneur va se réjouir de tant de nihilisme cordial, celui qui se reconnaîtra dans ce personnage ou tient pour inévitable son attitude ignominieuse pourra s'esclaffer intérieurement. Ceux qui travaillent pourrait aussi flatter ces cadres sup' souffrant de se sentir larbins AAA et redoutant d'avoir à se le faire confirmer ; plus généralement il va parler à tous ceux qui éprouvent ou redoutent le déclassement. Quand Franck se présente à un rendez-vous, il est droit et honnête, prêt à coopérer mais sans vendre davantage que sa force de travail ; or l'interlocuteur attend qu'il joue le jeu complètement ou qu'il dégage (ou les deux simultanément ?). Franck n'a pas compris qu'au bout du bout les règles éthiques n'ont réellement pas d'importance primordiale et qu'il n'a raison que sur le rayon des apparences.


Ceux qui travaillent pratique un petit jeu à la fois facile et audacieux. Facile car il se débarrasse de ses propres responsabilités avec son issue penaude ironique tout en livrant une seconde partie plus propre et rassurante. Il ne montre jamais le plus directement troublant, tout en ayant des plate-bandes et une vocation toutes-faites (et Le Couperet comme antécédent, sans comme lui donner dans le thriller). Il est pourtant audacieux car mal-aimable avec son absence de repères clairs ou de manichéisme, sa façon de pousser à l'empathie avec cet antihéros présenté comme l'homme du sale boulot nécessaire. Concrètement le film ne salit jamais son antihéros, en même temps il ne retient aucune information externe cruciale, or une grande partie est accablante. Sa maison est triste et finalement ses sacrifices pourraient ne pas valoir le coup dans l’œil du spectateur comme du réalisateur ; Franck ne fait que poursuivre une vie de labeur et de remplissages sans laquelle il est démuni et peut-être se sent plus vide et nul qu'un autre.


La thèse sous-entendue semble culpabilisante ou plutôt ne semble devoir être avouée que comme telle ; il y a de quoi se demander s'il n'y a pas plutôt une forme de fatalisme, voire une attirance envers le 'mal' simplement digérée. À l'instar de la famille qui aimerait mieux rester aveugle et notamment du fils cadet ingrat, consommateur débile, nous [spectateurs et citoyens 'forcément' indignés par les 'dérives' du capitalisme globalisé, par le mépris de la vie et par le sort funeste des migrants] serions tous impliqués. L'aîné, l'enfant qu'on voit le moins, est ouvertement et sans mesquinerie attiré par la violence. Pour cet héritier direct la pourriture du monde n'est pas un problème ; comme papa, il accepte ses lois sans rien états d'âme ni quelconque réflexion. Mais papa y a été contraint et s'est senti un salaud, quoique surtout à cause du monde extérieur.


La force de ce film c'est d'afficher cette solitude des ordures (très ordinaires), qui ne sont que des rouages loyaux ou des professionnels pas spécialement dégueulasses ni spécialement angéliques, en fait des gens qui s'en cognent ; justement tout le monde s'en fout ou tourne la tête avec dégoût, il faut simplement passer ce petit malaise ou le gérer avec des masques aux prétentions nobles. C'est donc presque énervant en sortie de séance car ce film n'avance à rien, veut être prêt à tout dire et ne s'attache qu'à rester dans la compassion clinique et l'expectative critique ; néanmoins il apparaît valide pendant la séance et avec le recul, grâce à cette banalisation de la monstruosité, que ses concurrents ou que les gens percevraient trop vite avec horreur ou dégoût et criminaliseraient simplement. La journée pédagogique où le terrain est privilégié au centre de décision, le métier à son seul chapeautage par la hiérarchie, compense ce flirt avec le cynisme par une louche de démagogie et d'un bon sens plus accessible ; au moins, pour une fois, la démagogie arrive avec du contenu plutôt que des postures (et le prof-émissaire n'a aucune crédibilité pour nous enseigner la vertu).


Aura-t-on avec Russbach un nouvel Haneke qui aime à se répandre froidement dans la fange en nous pointant du doigt ou en ne nous laissant en option 'viable' qu'à faire comme lui et dénoncer avec une morgue sinistre – ou vomir car c'était excessif ; ou bien un auteur attiré par l'ombre et qui l'assume sans chercher à poser des petites briques à l'ombre du 'cinéma social' qui lave de tout tant qu'on peut convertir sa matière en réflexions bien-pensantes, fussent-elles éprouvantes ? Est-ce le début d'une œuvre originale et joyeusement inconfortable nous invitant à regarder l'espèce en face, ni en la surplombant ni en la vénérant, ni même en se souciant de l'excuser ou de l'aimer trop fort ? Les deux prochains opus de cette trilogie sur l'ordre contemporain devraient y répondre : rien que la désignation de 'ceux qui prient' pour nos âmes apportera un signe probant.


https://zogarok.wordpress.com/2019/09/26/ceux-qui-travaillent/

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le 26 sept. 2019

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