"Chained" fait partie d’une trilogie (qualifiée de "Love Trilogy"), sensée nous raconter une histoire de couple sous les points de vue de différents protagonistes… pas si loin de ce qu’avait déjà fait – et réussi – Lucas Belvaux avec sa propre Trilogie ("Un couple épatant" / "Cavale" / "Après la Vie") au début des années 2000. Mais là où Belvaux travaillait le genre cinématographique et montrait que les mêmes événements pouvaient être vus comme comiques ou dramatiques, l’Israélien Yaron Shami fait le pari unique de l’hyperréalisme, en mettant en place une approche à la fois simple et inédite : d’abord il fait jouer ce drame universel d’un couple qui se délite peu à peu par des amateurs, qu’il laisse improviser à partir d’une situation qu’il leur a préalablement décrite ; ensuite, il filme les événements « en temps réel », ce qui permet une identification de plus en plus profonde de ces « faux-comédiens » avec des personnages qu’ils vont finalement défendre comme s’il s’agissait d’eux-mêmes ! Le résultat est absolument sidérant de vérité et d’intensité (même si l’on imagine que Shami a dû se livrer à une formidable travail de montage, pour compenser l’absence d’une « direction d’acteurs » traditionnelle…).


"Chained" nous raconte donc l’éloignement progressif, aux conséquences terribles, d’une femme et d’un homme qui, pourtant, s’aiment très fort, du point de vue masculin, celui de Rashi. Ce flic intègre fait logiquement le choix de « la Loi » aussi bien dans sa vie professionnelle que personnelle, et ce choix va l’amener à la catastrophe : d’une part parce qu’il doit affronter une société dans laquelle, de manière classique, les puissants se considèrent au-dessus de la Loi, justement, et d’autre parce que l’éducation d’une adolescente rebelle est difficilement compatible avec une posture intransigeante. "Chained" tient donc du coup autant du thriller – pour sa partie plus ou moins « policière » – que du drame psychologique, et fonctionne à pleine régime dans les deux registres, enchaînant de longues scènes tendues, que le dispositif de filmage très immersif de Shami rend régulièrement quasi-insoutenables.


On n’est pas loin par instants du résultat obtenu par Bergman dans ses plus grands films ("Scènes de la Vie Conjugale" vient très vite à l’esprit…), le spectateur partageant pleinement la souffrance des personnages – et des acteurs : car bien entendu, parler de « réalisme » ici est réducteur, ou plutôt bien trop facile, tant il y a derrière la quasi-banalité de cette crise d’un couple une terrible profondeur. On imagine bien que Shami veut nous parler aussi du déchirement de la société israélienne, en l’illustrant à travers des thématiques qui ne nous malheureusement pas étrangères telles que la violence conjugale ou vis-à-vis des enfants, ou encore les abus sexuels. "Chained" va néanmoins bien au-delà du constat sociétal ou politique : on se représente très facilement le film avoir des échos intimes aussi forts que l’on soit européen, américain, africain, asiatique, tant sa violence morale résonne de manière universelle.


Dans quelques jours, nous pourrons voir "Beloved", qui devrait nous offrir le point de vue de l’épouse sur les mêmes événements, et par la même, combler nombre de mystères qui subsistent, hors champ, dans l’histoire. En attendant "Stripped", troisième volet, dont nous ne savons encore rien.


PS : un seul élément un peu gênant dans "Chained", le floutage des sexes masculins et des visages de victimes dans une scène de faits divers particulièrement atroce. On ne sait pas en regardant le film s’il s’agit d’une obligation faite par la censure – mais dans ce cas, il aurait été possible de cadrer les images de manière différente – ou si, ce qui serait bien plus discutable, d’un effet manipulateur visant à accroître l’effet de réalisme. Espérons que nous aurons à un moment la réponse à cette question…


[Critique écrite en 2020]
Retrouvez cette chronique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2020/07/13/chained-realisme-et-intensite-de-scenes-de-la-vie-conjugale-israelienne/

EricDebarnot
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le 12 juil. 2020

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Eric BBYoda

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