On parle souvent du désir de voir des films de genre dans le cinéma français pour changer des drames sociaux et des comédies, ce qui fait remarquer la sortie de quelques œuvres comme Le chant du loup, Mutafukaz, Revenge ou autres productions détonantes. On parle cependant beaucoup moins de ces films qui prennent une apparence de drame réaliste pour glisser sournoisement dans le thriller du quotidien sans passer par la case polar ou action. Jusqu'à la garde résonne très fort dans les esprits avec son ambiance étouffante et L'heure de la sortie mélangeait habilement un banal rapport prof-élèves avec un vrai climat d'étrangeté et de paranoïa. Aujourd'hui c'est Chanson Douce de Lucie Borleteau (accompagnée à l'équipe technique de son collaborateur Antonin Peretjatko, réalisateur de La Loi de la Jungle et probable papa d'un des enfants du film d'après le générique) qui débarque sans faire de bruit alors qu'il s'inscrit dans une mouvance qu'il faudrait surveiller de près.


Un couple décide d'embaucher une baby-sitter jouée par Karin Viard parce que la maman Myriam (Leïla Bekhti) a besoin de travailler pour ne pas finir épuisée par la charge de ses deux enfants. Louise la nounou se montre très compétente et sincèrement attachée aux petits, mais il se dégage pourtant quelque chose d'étrange chez elle, comme si elle refoulait quelque chose. Le film démarre sur l'angoisse de Myriam de voir ses enfants endormis et de découvrir qu'ils seraient morts : cette peur pose d'emblée le personnage et se transmet immédiatement au spectateur qui ne s'enlèvera pas de la tête que le pire peut arriver.


C'est ce genre de thriller : pas une situation impressionnante qui offre la distance rassurante d'un univers de fiction. C'est du quotidien, c'est ce que vivent les parents qui confient leur progéniture à une inconnue, c'est la peur d'un fait-divers banal. C'est pour cela que je rapproche le film de Jusqu'à la garde, mais il a aussi une certaine ressemblance avec le style du recommandable Sébastien Marnier, dont les films sondent les fêlures de personnages seuls et névrosés. On retrouve même une séquence de cauchemar qui aurait tout à fait eu sa place dans L'heure de la sortie, elle constitue ici une scène horrifique très bien sentie grâce à sa gestion de la lenteur comme poison paralysant et du bruitage visqueux. En dehors de cette parenthèse, au symbolisme trop appuyé mais néanmoins efficace et appropriée, le film reste sur la tonalité d'une vie quotidienne normale. C'est bien ce qui rend le stress aussi palpable.


Les passages entre Louise et les petits ne montrent généralement pas de choses "extraordinaires" mais la manière de les filmer fait monter une angoisse irrationnelle. Il n'y a pas de musique pendant ces moments de jeux cadrés à hauteur d'enfant et on a des plans où soit Louise, soit ses protégés sont absents, comme s'ils s'étaient perdus de vue. Les moments où le plus jeune s'aventure à 4 pattes sans qu'on ne voit personne le surveiller et avec un silence pesant mettront n'importe quel parent attentif sur les nerfs. Certaines manifestations d'affection de Louise jouent aussi sur des gros plans dérangeants qui évoquent une obsession trop forte pour ces gosses qui ne sont pas les siens. Pourtant elle ne fait rien qu'on puisse lui reprocher, mais la crainte est là et elle est tenace. Cela se joue à peu de choses, essentiellement de la mise en scène travaillée, mais le spectateur vigilant se sent dans une posture inconfortable.


Le film peut ensuite dérouler la suite des événements en crescendo très progressif. Trop progressif peut-être, j'ai eu l'impression que cela faisait un peu de surplace dans la 1ère partie pour bien installer Louise comme nouveau membre de cette famille. Le dévoilement du personnage par petites touches se fait toutefois avec fluidité et les échanges sur l'éducation à donner se boivent comme du petit lait. La relation entre les parents et la baby-sitter, à cheval entre l'amie intime et l'employée sous contrat, offre une très bonne dynamique avec ce qu'il faut d'ambigüité.


Karin Viard est très forte dans son rôle, elle force peut-être un peu trop le sourire flippant à quelques moments mais elle est impeccable en temps que baby-sitter. Elle s'éclate avec les plus jeunes acteurs, on sent qu'on pourrait nous-même faire appel à elle. On ne sait jamais vraiment ce qu'elle a derrière la tête et ses réactions laissent pensif. Leïla Bekhti est fidèle à elle-même, sa partition ne change pas vraiment de ses habitudes mais elle est assez attachante pour se le permettre.


Le film part toutefois un poil trop loin par moment. Il y a une scène où je n'y croyais carrément pas, c'était trop surréaliste pour moi. Je regrette également que la fin, pourtant évasive, en montre plus que nécessaire et fasse par là-même virer la scène dans un autre registre. Néanmoins cela reste une bonne séance toute en tension sourde et j'apprécie qu'il laisse des zones d'ombres. Le film gère bien ses effets à quelques exceptions près et se montre prenant par sa sobriété. En outre ses rares musiques sont de la très bonne BO atmosphérique par Pierre Desprats, déjà à l’œuvre sur Les Garçons Sauvages. C'est une tendance très sympathique du cinéma français actuel après le synthé de Zombie Zombie sur L'heure de la sortie ou les morceaux de Dan Levy dans J'ai perdu mon corps. Peut-être que le renouveau du cinéma français se fera sur ces films qui ne sautent pas à pieds joints dans le genre mais s'en servent pour parasiter un drame, avec des considérations sociales assez proches de nous pour nous prendre à la gorge.

thetchaff
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le 3 déc. 2019

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