« Plus c’est gros, plus ça impressionne »

Peut-on vivre d’amour et d’eau fraîche ? A vingt ans, le cœur rempli d’audace et d’avenir, sûrement. La question devrait plutôt être « pendant combien de temps peut-on vivre d’amour et d’eau fraîche ? » Quand on subit sa soixantaine dans un pauvre immeuble de Saint-Ouen, la fraîcheur s’est depuis longtemps transformée en une amère poussière. Lucie est concierge, Charles est antiquaire, chacun occupe ses journées en décrassant les meubles : Charles dans l’espoir de vendre ceux de sa femme, Lucie en faisant le ménage chez un vieux pervers. Seule femme au milieu de tous ces hommes, elle est réifiée permanence : l’un en a après sa commode, l’autre après son cul. Le couple de Charles et Lucie n’est plus qu’une épave de désillusions : ils se tournent le dos au lit et semblent condamnés à rester enfermés dans cette cage de médiocrité. Il reste un seul rêve à Charles : celui de gagner au loto.


Coup de théâtre : un clerc de notaire vient annoncer à Lucie qu’elle est l’héritière d’une superbe villa dans le sud : l’éloge des sybaritismes bourgeois lui font perdre connaissance, et un rendez-vous est fixé dès le lendemain pour signer quelques papiers et conclure l’héritage. Charles se met sur son trente et un, un vulgaire cigare aux lèvres :


« Mais qu’est-ce que c’est que cet ustensile ?
– Plus c’est gros, plus ça impressionne.
– Tu vas être malade mon pauvre Charles.
– Oui peut-être, mais je ne me ferai pas rouler. »


Justement, le notaire exige de payer un acompte, la seule solution est de vendre les meubles. Si Lucie rechigne au début, les belles paroles de Charles sur l’amour et le printemps valent largement la fameuse commode de la grand-mère.


C’est donc vers la conquête du sud et de la liberté que partent Charles et Lucie, au volant de leur voiture de luxe. Mais une fois arrivés à l’adresse indiquée, pas de villa avec piscine. Charles, homme de la situation, gère et appelle le notaire.


Quelques minutes plus tard, le verdict tombe : le notaire n’existe pas, il s’agit d’une escroquerie. Charles, fidèle à son dédain masculin, a le culot de déclarer sa femme « Ah, tu t’es bien fait rouler ». Pour couronner le tout, la voiture qu’ils utilisaient est embarquée par la police. Les deux héros se retrouvent donc à pied, ruinés. Lucie, déjà noyée dans son chagrin, tente de trouver une ultime consolation dans les bras de la Méditerranée. Charles arrive à la sauver à temps. Devant une telle misère, le couple connaît un regain d’amour.


« Je ne veux pas qu’on nous sépare. Jamais. Tu entends, jamais ».


Tous les appétits sont retrouvés quand on ne peut plus les assouvir. Leur course n’est plus seulement un long cache-cache avec la police, mais un road-trip identitaire, pour des personnages qui n’ont bientôt plus rien à voir avec les deux ronchons de Saint-Ouen.


Charles et Lucie, c’est le recyclage d’un ménage épuisé, d’un couple qui a eu besoin d’une promesse dorée suivie d’une belle gifle pour retrouver des sentiments originels. La fuite devant une vie conforme n’est plus le produit de l’ambitieuse chimère de changer le monde, mais la conséquence d’une arnaque. L’instinct de survie aura dépouillé Charles et Lucie de cette sénilité traînante.


Est-il possible de s’arracher à un avenir tracé quand on a soixante ans ? Si la rencontre avec la diseuse de bonne aventure prône un déterminisme directement gravé dans les lignes de la main, il faut ajouter que cette voyante n’est autre que Nelly Kaplan donnant ainsi l’image d’une réalisatrice démiurge lisant les paumes de ses personnages pour prononcer un verdict final. Les relations amoureuses ne sont pas affaires d’obsolescence, mais sont similaires aux antiquités qui prennent plus de valeur au fil du temps, surtout quand on réussit à survivre là où tant se sont vautrés dans une routine tue l’amour. On peut vivre d’amour et d’eau fraîche à n’importe quel âge, mais toujours en veillant à ce que cette eau ne s’endorme pas.


Le film se conclut sur une belle revanche : l’histoire de Charles et Lucie n’est plus un amas de désillusions mais devient à elle-même matière d’illusion par son adaptation théâtrale. Le twist final le souligne : le quotidien dresse un voile d’obscurité sur la valeur de ce qui nous entoure, les trésors de tous les jours souffrent de leur proximité. Peut-être sommes-nous plus proches de la réalité en admirant un coucher de soleil avec une béatitude psychédélique, plutôt qu’en étant constamment grisés par l’impression d’un quotidien plat et anesthésiant : plus c’est évident, moins ça impressionne.


Du trip hallucinogène à la Easy Rider aux nuits dans les champs qui rappellent celles de Sans toit ni loi, c’est donc un road-trip humoristique à la fraîcheur 70’s et provençale que signe Nelly Kaplan. Un film qui donne envie de croire qu’une vraie histoire d’amour n’est jamais périmée mais seulement essoufflée.


Critique de tetrapilectomie pour Ciné-vrai

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le 7 mars 2021

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