Dans sa grande et belle demeure, Charulata s'ennuie. Elle va de son métier à broder à la bibliothèque, du piano à la fenêtre. Les rayons de soleil filtrent à travers les lattes des persiennes. Une voix dans le lointain chante une prière. L'air est immobile, le temps suspendu. Le monde vivant, le monde qui bouge, un montreur de singes, des porteurs, un homme corpulent… Cette jeune maîtresse de maison s'amuse à les observer avec des jumelles de théâtre. Spectatrice à défaut d'être actrice. Y-a-t-il tellement de différence entre elle et la femme musulmane qui passe dans la rue, enfermée dans une chaise à porteur ? Sa prison à elle est seulement plus vaste. Et c'est moins son corps qui est captif que son esprit. Son immense lit en bois symbolise le confort de son existence non accomplie. On est en 1879, à l'époque de la renaissance culturelle du Bengale, du grand bouillonnement des esprits, du règne incontesté de l’intelligentsia, dont le sujet de préoccupation majeur est la prochaine élection au Parlement de Westminster, où s'affrontent les tories de Disraeli et les libéraux de Gladstone. Ceux-ci triomphent. C'est la promesse, jugent les mêmes notables, de jours meilleurs pour l’Inde. Dans le monde entier, des idéalistes rêvent d’une société nouvelle et croient à la noblesse du travail. À Calcutta, la bourgeoisie commerçante occupe alors la première place, qu'avait tenue jusqu'alors l'aristocratie féodale, les "riches oisifs" dont Bhupati Dutt, le mari de Charulata, se défend de faire partie. Son entrevue avec le vendeur de papier n'est d’ailleurs pas seulement celle d'un créancier avec son débiteur mais aussi l'affrontement de deux classes, qui s'exprime par le mépris ou l'envie dans le ton du marchand devant la canne de son client, objet de luxe. Les débuts du journalisme contribuent au développement d'une nouvelle culture où l'occidentalisation et la critique de cette occidentalisation jouent des rôles complémentaires. La langue littéraire avec ses tournures archaïques est bientôt détrônée par la langue populaire à travers le développement du roman qui se produit sous l'influence britannique. Aucune société coloniale, ou plus exactement colonisée, n'a probablement poussé aussi loin le mimétisme des us et coutumes de son modèle. Et pourtant toute servilité est absente : par un désir de perfection, d'absolu, l'élite bengalie se lance un défi.


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Bhupati consacre son temps et sa fortune à La Sentinelle, petit journal politique contestataire qu'il a créé. Il entend lutter contre la domination des Anglais, non pas en souhaitant leur départ (le temps de Gandhi n'est pas encore venu), mais en réclamant un gouvernement qui tienne compte des intérêts de l'Inde. Tous les courants qui parcourent la vie intellectuelle du moment se rencontrent dans sa maison, dont le rez-de-chaussée abrite l'imprimerie. Elle est de style victorien mais les repas se prennent toujours à l'indienne. La politique se discute en anglais mais le bengali demeure la langue littéraire. Shakespeare est vénéré mais aussi Ram Mohan Roy. Les pièces donnent sur une loggia qui entoure un patio. Dans le couloir, vêtu à l'occidentale et absorbé dans un livre, le journaliste passe près de Charulata et ne la remarque pas. Cependant il ne faut pas voir en elle une femme négligée par son mari. Ce serait faire peu de cas de ce dernier personnage, riche de bien des contradictions. Il assume ses responsabilités d'intellectuel libéral et critique mais aussi celles que lui assigne la société à laquelle il appartient (procurer du travail à son jeune cousin Amal ainsi qu'à son paresseux beau-frère), tout en essayant d'aider sa femme à donner sa mesure. La Sentinelle, Bhupati l'avoue, est la rivale de Charulata. Lui qui souhaite l'épanouissement de son peuple n'a pas le temps de se soucier de celui de son épouse. Pourtant il a reconnu en elle des dons d'écrivain. Alors, tout indifférent qu'il soit à la poésie, au roman ou au théâtre, il demande à Amal, venu habiter chez eux, de la pousser à écrire. Indéchiffrable, son projet constitue une énigme qui traverse et emporte avec elle toutes les données, un mélange de naïveté, d’esquive et de roublardise : laisser sa femme livrée à son désir, pris en charge par un autre, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à son journal tout en escomptant sur le travail d'un délégué pour en recueillir tous les bénéfices.


Voilà bien des mots pour expliquer laborieusement ce que le cinéaste fait si bien sentir. Le froufrou d'une robe de soie, le vent qui se lève, une main caressant des livres dans une bibliothèque... Tant de choses sont exprimées sans être dites. La résidence fonctionne comme une vaste imprimerie, ventre qui avale tout ce qui vient du dehors (images, bruits) et en fixe les traces. Ses murs recueillent la lumière qui s'y dépose, réverbèrent la matière sonore dont ils sont à la fois le miroir, le témoin de sa déperdition et les gardiens de sa mémoire (Charu séduite par un chant, Bhupati, devant la mer, préférant au bruit des vagues celui des rotatives). Ainsi, à la minute où Amal pénètre pour la première fois dans la maison, une tornade de pluie entre avec lui, une folie des éléments qui prend des airs de jeu. C’est qu’il représente la jeunesse et la gaieté. Grâce à lui, Charulata va apprendre à rire, découvrir la fascination de la page blanche et le bonheur de composer des mots. Entre eux, il n’y a de perspective d’écriture que dans un espace de défi. C’est une arme, l’objet d’une rivalité dont l’enjeu et la vérité sont ambigus. Car peu à peu l'amitié fraternelle que la jeune femme porte à son cousin va se transformer en un autre sentiment, qu'elle mettra longtemps à reconnaître. Pleurs, bouderies : la jalousie s'en mêle. Amal n'y comprend rien et Charulata pas grand-chose. Le plus beau, c'est que ce film si simple, si évident, garde son mystère à force de nous identifier à l’héroïne. Son inconscience devient contagieuse et on est parfois aussi surpris qu'elle de ses réactions. Mais le récit fait aussi la tragédie de Bhupati, dont la générosité ne s'exprime que dans les actes et que tous trompent : son beau-frère le vole et provoque sa faillite, sa femme ne lui dit pas qu'elle a écrit et qu'elle est publiée dans une excellente revue littéraire (il subit l'humiliation de l'apprendre par un tiers), enfin quand il croit avoir trouvé la solution dans la création d'un journal où il assurerait la partie politique et Charu la partie littéraire, au moment de son plus grand enthousiasme, il découvre par hasard qu’elle a aimé et aime encore Amal.


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Face à ce mari tout empreint d'idéal politique et de bienveillance, l’héroïne est en proie à des pulsions et à des mouvements involontaires que Ray juxtapose avec une adresse mystérieuse et sans explications. Outre la demeure où s'affrontent les affects et se trament les trahisons, Charulata et Amal fréquentent le beau jardin un peu à l'abandon et c'est là, sur un tapis décoré d'un paon, que chacun commence à écrire. Le soleil y calligraphie déjà avec l’ombre des feuilles. Le bercement d’une balançoire y accompagne deux moments importants : l'un où Charu vit passivement l’écriture d’Amal, en parcourant les alentours (avec l'image peut-être douloureuse d'une servante portant un enfant), l'autre où le mouvement évoque des souvenirs qui se superposent sur un très gros plan de son visage puis de ses yeux sombres (l'eau, le bateau, le rouet, le manège, balancements, tournoiements, puis les feux d'artifice, les déguisements) et déclenche chez elle l’étincelle de la création littéraire. Charulata est le théâtre d'inquiétudes diverses, de souffrances, d'enfantillages, de mesquineries et de grands projets. Elle cherche à avoir sur Amal l'influence qu'elle ne peut exercer sur Bhupati, veut lui extorquer la promesse qu'il ne diffusera pas ce qu'il aura écrit. Elle est envieuse de sa belle-sœur lorsque c'est à elle qu'il annonce la publication de ce texte. Piquée au vif, elle s'abandonne alors à la rage, cheveux défaits ; elle frappe Amal à la tête, se livre à une suite d'actions désordonnées qui répètent ses actes anciens comme si elle essayait en vain de recréer un ordre que sa propre création a perturbé ; elle lui propose du bétel puis le jette, va lui en préparer d'autre puis, apaisée, les cheveux rattachés, elle lui fourre une noix dans la bouche et lui donne les mules qu'elle a brodées depuis longtemps pour son mari. Enfin, comme après sa lecture il ne peut cacher son admiration pour l'écrivain qu'elle vient de révéler en elle, elle s'écroule en pleurs contre lui en déclarant qu'elle n'écrira jamais plus.


Le film est donc l’histoire d’un éveil, d’un apprentissage à la vie, à l'amour, à l'art, conté avec une délicatesse extrême, sur la pointe des émotions. Sa magie triste et doucereuse évoque un rêve de Tchekhov en miniatures à la rose. Une parfaite écoute, une observation attentive de l’ordre des lieux font répéter au découpage ses plans et ses cadres comme le quotidien réitère les passages, les haltes aux fenêtres, le contact des objets. La sentimentalité de l’anecdote se contraint à la retenue. Il en va ainsi des protagonistes. Lorsqu’il apprend la ruine du journal, Amal part au loin chercher du travail. Devant le désespoir de sa femme, qui se jette sur son lit en criant son chagrin après avoir appris le départ de son cousin, Bhupati comprend la vérité. Il s'en va quand le vent tombe et elle distingue ses pas. Elle lit la lettre d'Amal puis la déchire ; lui, dans la voiture, s'essuie les yeux avec le mouchoir dont elle a brodé le monogramme. Un peu plus tard, elle se dirige vers la porte au verre dépoli, puis l'ouvre. Ils sont face à face. Il baisse les yeux et elle lui dit "Entre", en lui tendant la main. Il tend la sienne. Cette fin magnifique restitue les relations telles que Ray les avait suggérées à d'autres moments. Pas de remords chez Charulata (seul Amal avait intériorisé la traîtrise du beau-frère et avait fui pour ne pas lui aussi abuser la confiance du mari après l'aveu de sa femme), une acceptation de ses propres sentiments sans aucun ressenti de faute, une volonté sans faille. Et chez Bhupati, douceur, souffrance, compréhension solitaire. Par l’emploi de photos fixes, c'est aussi le retour à l'immobilité du début, même si entre temps le monde s’est animé. Ray est à la fois le peintre du temps qui passe et de l’immuabilité des choses. Ses films ont une construction cyclique et ses images obéissent souvent à une composition circulaire. Il décrit moins des actes qu'il ne donne à sentir la durée. Car la vie pour lui n'est pas tissée d'événements mais d'instants. Et chacun d'eux est un morceau d'éternité.


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Thaddeus
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le 19 nov. 2014

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