[Critique contenant des spoils]

Ne pas voir. Refuser de regarder la réalité en face. Tel est le principe qui régit tous les endoctrinés de la terre. Lioudmila croit dur comme fer au système bolchevique. Si la révolte gronde, ce n’est pas parce que le système est vicié mais parce qu’on ne l’applique pas avec suffisamment de rigueur. Telle est la position que tient la jeune femme face aux apparatchiks descendus de Moscou, se faisant remarquer pour son zèle.

Effacer les traces. Puisqu’on n’arrive pas à enlever le sang poisseux qui colle au bitume, on « rebitume » ! Et pour bien faire oublier l’événement, on organise, dès le lendemain, une fête sur cette place…

C’est toujours le pain qui pousse le peuple à la révolution. Déjà chez nous, en 1789… Ici, c’est la combinaison d’une pénurie alimentaire et d’une baisse des salaires qui provoque la révolte. Konchalovsky – ancien assistant de Tarkovsky, excusez du peu – nous conte une histoire vraie, qu’il a lui-même connue : le massacre en 1962 des manifestants de la petite ville de Novotcherkassk suite à une grève des ouvriers. Pour servir le réalisme de son film, le cinéaste russe a retenu le format 1 :33 et le noir et blanc, tous deux typiques des films d’époque. Voyons comment les choses se déroulent.

Les tenants du système – le KGB, le Politburo, l’Armée, le comité local – se réunissent dans des bureaux, cadrés en plans moyens, alors que la foule au dehors n’est qu’une masse compacte, cadrée en plan large. Si le général refuse d’armer les fusils, ce n’est pas par compassion pour les ouvriers et les étudiants mais parce que c’est « contraire à la constitution ». Face à la colère de la foule, les officiels sont contraints d’emprunter d’étroits couloirs, de se terrer dans des réduits.

Si cette masse compacte devient menaçante, il faut agir. « Des soldats armés à blanc ne sont pas des soldats », on exige donc qu’ils tirent à balles réelles. Pourtant, ce ne sont pas les soldats qui tireront, mais des snipers embusqués en secret. Pourquoi ? Pour faire porter la responsabilité du massacre à l’armée ! On ne s’étonnera donc pas, avec l’homme du KGB, que « l’armée ne nous aime pas ». L’un des aspects intéressants du film est de montrer les rivalités à l’intérieur du système - on sait par exemple que dans le nazisme les relations étaient tendues entre les SS et la Wehrmacht. La façon, aussi, dont on se défausse sur ses subordonnés. Rien de nouveau depuis To be or not to be et ce pauvre Schultz sans cesse accablé par son supérieur…

Ne rien avoir vu : après le massacre, on fait signer un papier aux gens qui étaient sur place, les engageant à ne rien révéler de ce qu’il s’est passé. Et si malgré cela on n’a pas confiance, comme avec la jeune infirmière, on les embarque. Le responsable du KGB dépêché sur place semble intraitable. Jusqu’à ce que, comme Lioudmila, il se confronte à la réalité. On sourit lorsqu’on l’entend confier à Lioudmila que l’armée les a laissés passer parce que « ces gens-là ont un cœur ». Un cœur que ni lui ni Lioudmila ne semblaient avoir lorsqu’il s’agissait de décider du sort d’une foule compacte, entité abstraite. C’est là tout l’enjeu du film, et son message humaniste.

Lioudmila apparaît d’abord comme un bloc de granit, à la conviction inébranlable. Et s’accommodant très bien des avantages que lui procure le système : nourriture lorsqu’il n’y en a plus, alcool pour son père, sucreries pour sa fille. Toujours, on passe en douce par la petite porte.

Elle vit dans le présent, même si elle regrette le passé proche en la personne de Staline, avec qui tout irait mieux. Konchalovsky entend montrer que l’entreprise de démolition du Petit père des peuples ne fut pas du goût de tout le monde. Lioudmila est aveuglée, bien que confrontée à deux vérités : celle du passé, incarnée par son père qui ressort son costume de cosaque et ses icônes interdites, et celle de l’avenir, incarnée par sa fille Svetka qui refuse de mettre des soutiens gorge et ne veut pas se plier aux restrictions de liberté puisqu’«on est en démocratie ». Une autre forme d’aveuglement, qui manquera de lui coûter cher.

Seul l’amour qu’elle porte à sa fille pouvait ébranler Lioudmila. Or, Svetka, n’en faisant qu’à sa tête, s’est mêlée aux manifestants. Voilà qui oblige Lioudmila à plonger dans l’arène. La scène de panique est splendidement filmée, les manifestants devenant soudainement des individualités hagardes. Mieux, Konchalovsky place son héroïne en situation de voir une femme blessée recevoir une balle dans la tête dans le salon de coiffure, alors qu’une autre femme git déjà dans son sang. De quoi descendre de son piédestal.

Mais pour Lioudmila, plus rien ne compte que sa fille. Elle va d’abord la chercher à la morgue, détail cruel : vouloir à tout prix s’introduire là… en espérant ne pas y trouver sa fille. Mais, pour la première fois, Lioudmila cherche à affronter le réel, à voir. Svetka absente de la morgue et de l’hôpital, il faut chercher plus loin, hors de la ville où sa mère apprend que certains cadavres ont été enfouis. Elle sera aidée en cela par le chef du KGB, dont les motivations resteront floues, même si l’on soupçonne, bien sûr, un coup de cœur. Peut-être aussi un questionnement sur le système qu’il sert puisqu’un dialogue avec un général dans la voiture (gros plan étonnant sur son visage) nous apprend que ce dignitaire comprend les manifestants…

Oui, tout vacille, pour lui comme pour Lioudmila. Celle-ci se met même à prier, en ayant pris soin toutefois de s’enfermer dans les toilettes. Puis sa détermination absolue, superbement portée par l'intense actrice Yuliya Vysotskaya, convainc l’homme du KGB de prendre des risques pour sortir de la ville. J’avoue que le retournement de cet homme m’a semblé insuffisamment étayé, rare critique que j’adresserais au film. Quoiqu’il en soit, les voilà soumis aux humiliantes fouilles au corps par l’armée, suite de la leçon que leur administre l’expérience de cette répression sanglante. Lorsqu’ils sont enfin au pied de la probable tombe de Svetka, Lioudmila commence par creuser, mais son compagnon lui enjoint de refuser de voir !

Face à un superbe lac serein, ayant quitté une campagne où des nuées d’oiseaux s’envolaient, Lioudmila s’enfonce lentement dans l’eau. Désir de suicide ? De purification ?... Revenue dans la voiture, elle entonne avec l'homme du KGB un chant patriotique. Car si le système s’effondre, que leur reste-t-il ? Nous touchons là à une question éternelle : lorsque son équilibre intime est menacé par la réalité, l’être humain refuse de la regarder en face. Ne reste plus qu’à décréter qu’avec Staline tout cela ne serait jamais arrivé. L’éveil au réel semble avoir échoué.

Et puis il y a ce twist final : Svetka est vivante ! Voilà qui relève de la magie puisque l’homme qui affirme l’avoir enterrée a fourni un indice qu’il ne pouvait pas connaître : les chaussettes trouées. Peu importe. La scène de retrouvailles est émouvante, comme l’était le moment, terrible, où Lioudmila apprenait que sa fille était bien enterrée là. Elle pourra, peut-être, s’en sortir, puisque l’homme du KGB venait opportunément de rendre à Lioudmila le passeport de sa fille…

Chers camarades ! est un chemin de croix : celui d’une apparatchik contrainte par la vie de quitter le confort douillet d’un lit adultère – la première scène, captée à travers des miroirs, exprime bien les faux semblants de la situation. Ce sera éprouvant, mais peut-être salvateur. Peut-être. Le film de Konchalovsky ne verse jamais ni dans le pathos ni dans les bons sentiments. Il est âpre, comme l'Histoire.

Jduvi
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le 3 mars 2023

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