Un moteur rugissant, le « Bad To The Bone » de George Thorogood, une intrusion en 1957 dans les ateliers de montage automobile de Detroit, une caméra qui se meut avec élégance, une Plymouth Furie rouge sang scrutée sous tous les angles et – déjà – deux accidents tout sauf… accidentels. Les premières minutes de Christine, volontairement filmées dans des couleurs brunâtres de flashback, ont ceci d’idéal qu’elles contiennent en germe tout ce qui présidera au métrage.
Tout sauf Arnie, cet adolescent réservé, en retrait de la vie étudiante, à la vie sentimentale et sexuelle anémique, introduit par John Carpenter au moyen d’une réprimande maternelle, de quelques grimaces, d’un look désuet et, enfin, d’une scène d’humiliation durant laquelle quelques gros bras le privent de son déjeuner et le menacent au couteau. C’est lui, le jeune homme complexé rendu marginal à force de banalité, qui va se poser en alter ego humain de Christine, une voiture qu’il remarque au détour d’un trajet aux côtés de son meilleur ami Dennis.
La Plymouth porte définitivement le sceau de la perdition : elle appartenait à un homme qui, obnubilé par elle, s’est donné la mort en inhalant ses gaz d’échappement. Elle est désormais sur le marché et plaît beaucoup à Arnie, qui perçoit tout le potentiel de cet ancêtre automobile de plus de vingt ans, apparaissant à l’écran sous l’apparence d’une vieille guimbarde délabrée. Le lien entre Christine et le jeune Arnold Cunningham est clairement établi : « obsédé » par cette voiture de l’aveu même de ses parents, l’adolescent a enfin trouvé une chose aussi peu avenante que lui, sur laquelle il a prise et qu’il peut s’échiner à bonifier.
À ceux qui avanceraient que John Carpenter et la psychologie, c’est un peu comme Donald Trump et la finesse, Christine apporte un cinglant démenti. À mesure que la voiture prend le contrôle d’Arnie, ce dernier gagne en assurance et en opacité. Il abandonne ses lunettes de premier de classe, entame une relation avec Leigh, la fille la plus convoitée du lycée, et prend l’ascendant dans ses rapports avec Dennis, relégué d’ami et protecteur à camarade négligé. Les parents Cunningham subissent un traitement en tout point semblable : l’enfant obéissant et effacé s’affranchit, en vient à les malmener et leur préfère désormais sa nouvelle Plymouth, unanimement décriée – Dennis et Leigh, eux aussi, expriment leurs réserves sur le bolide rouge sang. En réalité, ce qu’Arnie confesse à Dennis, c’est un lien authentique, indéfectible, de confiance réciproque entre lui et la machine. Il humanise Christine autant qu’elle le déshumanise.
Christine n’est pas à proprement parler un film d’horreur. C’est même davantage un portrait générationnel (les années 1980) et adolescent (le lycée, le sport, les filles, les triangles amoureux, les relations parents-enfants, les bagarres, la transition vers l’âge adulte…). John Carpenter, comme Stephen King avant lui, y interroge la société de consommation et surtout la déification de la voiture dans la culture américaine. Le bruit ronronnant du moteur, le lens flare des phares, les plans quasi hypnotiques sur la Plymouth, la vengeance exercée par des brutes sur le véhicule d’Arnie : tout concourt à désigner la voiture comme une mythologie comparable à celles de Roland Barthes. John Carpenter emploiera d’ailleurs vingt-quatre Plymouth pour les besoins du film, ce qui suffit probablement à l’ériger en héroïne principale.
Il y a le sens du dialogue (« J’aime pas sa moustache », « Tu n’as rien d’autre à perdre que ton pucelage », le double « T’as pas dû insister beaucoup », l’ultime « Je déteste le rock’n’roll ») et le sens de l’image (l’habitacle illuminé, la station-service réduite en cendres, la Plymouth déambulant en feu en pleine nuit, la mise à mort dans un passage étroit, les plans subjectifs, etc.). Mais Christine ne pourrait prétendre s’y réduire. Ce serait en effet faire peu de cas de son rythme entraînant, de la musique oppressante de John Carpenter et Alan Howarth, de la bande-son rock très à-propos, de l’anthropomorphisation de la Plymouth (sa prétendue sensibilité, les « dents » de la carrosserie), des jeux sur la profondeur de champ, des séquences d’auto-réparation intégrées en postproduction (en lecture inversée), du portrait en creux de la Californie suburbaine, de l’esthétique proche d’Halloween, de la dualité du personnage d’Arnie ou des performances convaincantes de Keith Gordon, John Stockwell et Alexandra Paul (notamment).
Légion sont en fait les éléments à mettre au crédit de John Carpenter. Le réalisateur américain se remettait alors à peine de l’échec commercial de The Thing et avait certainement la volonté de présenter au public un cinéma moins radical et plus conciliant. Mais non moins efficace pour autant.
Article publié sur Le Mag du Ciné.