Wong Kar Wai m'était inconnu avant que, à l’occasion de la même soirée, Ochazuke ne me pousse à le découvrir par Chungking Express puis Les anges déchus qu'il réalisa deux ans plus tard. L'ironie étant qu'aucune des deux œuvres n'est parfaite, mais que les deux visionnés l'une après l'autre sont plus que complémentaires. Ensemble, ils côtoient la perfection. Dans Chungking Express, la nuit se pare de couleurs cinglantes, séduisantes, enchanteresses, même. Maitre de sa caméra, ce "rônin" hongkongais de la mise en scène exploite au mieux son environnement pour plonger le spectateur réceptif dans une léthargie visuelle dès la première séquence. Ressortent de cette réalisation où se disputent rythme et fluidité un caractère unique, une saveur incomparable, un chambardement envoûtant qui ouvre grand les portes d’une sérénité contemplative. Il ne reste alors plus qu’une chose sensée à faire : laisser notre esprit vagabonder sans appréhension dans les méandres psychédéliques de cette œuvre hors du commun.

Le temps est chassé, car versatile, trompeur et finalement sans importance, et le grain de l'image pousse plus encore le trouble des situations scénaristiques. Il s’agit dans Chungking Express d’une double histoire sentimentale dont chacune s'étale sur une partie de ce film en deux temps. Cela débute avec le duo Brigitte Lin / Takeshi Kaneshiro. Elle joue le rôle d'une femme mystérieuse à perruque blonde et lunettes noires, lui d'un homme en quête de reconnaissance. Il est flic, cherche gloire et amour, elle est une tueuse solitaire quelque peu asthénique. Lorsque pour la énième fois il se dit qu'il va tomber amoureux, il décide de porter son amour sur la première femme qui franchirait la porte du bar dans lequel il noie son isolement dépressionnaire. Elle entre, s'ensuit une scène de drague désopilante, avant de conclure et de passer au second chapitre. Le duo composé de Faye Wong et Tony Leung se porte alors en plein écran. Elle travaille dans une échoppe et s'occupe de lui, flic, qui a pris pour habitude d'y manger. Pleine de vie, sa chanson de prédilection, California Dreamin', la caractérise fidèlement, elle qui rêve de cette contrée américaine. Mais elle "rêve" aussi de lui, et, sentant qu'il ne joue pas d'indifférence à son égard, va tout faire pour rendre ce sentiment réciproque.

Wong Kar Wai est en un sens un unificateur. Il confronte les présupposés contraires et les assemble dans un même moule qui fait figure d'engrenage, cet antique mécanisme qui fait fonctionner la vie en société. Chacun de ses personnages se croise à un moment donné dans son histoire, sans que cela n'affecte ce qui doit se dérouler. Comme pour rappeler que le seul partage intime entre les êtres n'est rien qui n’ait de rapport, même ténu, avec l'amour. Nous croisons des milliers de personnes dans nos vies, échangeons des paroles avec autant, sans que cela n'ait la moindre incidence concrète sur nos existences. Mais il est parfois des individus qui se plaisent -ou non- à tirer sur une corde sensible, comme un rappel à l'ordre primitif qui vient au souvenir du cœur en lui rappelant qu'il a, lui aussi, le droit de vivre, perpétuellement animé d'un pouvoir souverain capable de prouesses tant pour le meilleur que pour le pire. Mais s’ils ne restent qu’éphémères la plupart du temps, ces exploits du cœur ont en revanche un poids certain sur notre évolution, car même s’ils finissent relégués au rang des souvenirs, la frontière cyclothymique qu’on appelle parfois nostalgie n’est jamais bien loin.

Tout oppose ces quatre personnages aux personnalités bien singulières, et pourtant c'est leur conscience marginale qui les rassemble et les considère en composantes originales d'une société atemporelle. Car la magie de Wong Kar Wai tient ici en cette capacité à traiter d'une société par le regard de ses parias. Ici, ils sont deux hommes et deux femmes animés d’une mélancolie tenace qui les poursuit comme une ombre tout en s'exprimant chez chacun d'une manière différente. C'est ainsi que l'on se prend de fascination pour l'individualité d'une œuvre très imparfaite, notamment concernant certaines dérives scénaristiques. Pour exemple, la première histoire est plutôt trouble et insensée au premier abord. C'est même parfois du grand n'importe quoi ! Si la seconde histoire dispose également de son comptant d'absurdités, celles-ci paraissent au moins sensées... Mais ce sont justement ces imperfections, ce brin de folie exacerbée par des jeux de lumière aussi enchanteurs qu'audacieux, ou encore des mouvements de caméra parfois foudroyés par une grâce tremblotante, qui donnent à Chungking Express un pouvoir capable d'ensorceler les sens de l’esprit détendu.

Une expérience incomparable qui a su rengorger d'une pureté fallacieuse mais délectable mon subconscient.

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le 18 nov. 2012

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Taurusel

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