Ces effacements, comme des images vieillies



Un petit rien ; des lieux, toujours les mêmes, des habitudes sous forme de repas, de chansons favorites, un rêve californien qui se répète, ce qui n’empêche pas parfois d’avoir les distances s’installer. On a les visages qui sourient, ceux de l’âge mûr, visage qui ne désespère plus jamais, qui n’a plus peur. Un visage vieux, qui tend une main et doucement - sans forcer - propose comme une grande idée pour lâcher ses vieilles frusques, repartir d’un autre pied. Ces : « tu devrais voir avec elle, elle est gentille », et pas plus. Une petite lumière. Un petit rien.


Le petit rien, c’est le renouvellement au creux même de ce qui est identique ; aller courir comme réflexe contre les larmes, se lancer les paris avec soi-même, les défis comme un monde à relever : parier sur des conserves d’ananas, la péremption, contre le temps qui passe et pour des nouvelles qui ne viennent pas. C’est la même façon de séduire, c’est la même façon de filmer une même action - courses-poursuites - en de nouveaux lieux, sous de nouvelles formes ; ce sont les images parsemées qui coupent court à la fluidité de la narration (les souvenirs dans tout ça, des images qui marquent quand on ne peut reformer un tout concret, un bloc ; la brume et la nuit).


C’est tout ce que capte Wong Kar-Wai, en décadrant ses acteurs, en redécoupant des cadres dans les cadres ; en jouant à faire des jeux de collages dans la trame : on perd une réalité, celle du monde réel, pour une autre, celle de l’impression qui demeure, de l’instabilité : on navigue sans ancre, on flotte.


« Il est nécessaire de naviguer, mais non point de vivre » disait Pompée, repris par Pessoa. Et on a affaire à ces effacements, ces jeux de miroirs non polis dans les escalators, à travers des vitres échappées, provoqué par les balancements de l’épaule.



Et recomposer par-delà les cicatrices



Les petits riens des vies fournies ici, ces vies perdues, en un autre rien s’assemblent pour dévégéter, et ça "ce n'est pas rien" ; on échappe du coma de la fatigue de ne rien faire, du laisser-aller, en causant bêtement. On dépasse les tristesses en les affectant à ses possessions plutôt que soi-même : les habits ou chiffons qui se mettent à pleurer, sous le regard naïf de la personne déchirée qui s’en accommode.


Puis on recrée tout, c’est les grandes redécorations, réaménagements des studios à l’instar de l’appartement du policier, c’est la nuit qui profite du brouillard pour se défaire de l’aspect sombre pour aborder tous les néons, toutes les lumières même vulgaires des panneaux publicitaires ; c’est la réponse aux incidents par la créativité, pour réilluminer par mille bougies la sandwicherie et la faire renaître.


Bien sûr, bien sûr on ne dirait rien de ce film si on ne parlait pas de la sphère sensible et romantique ; de l’espérance virginale de la rosée face aux solitudes : le grain très marqué (esthétisation à l’extrême, hypersensible et désuète), les choses qui passent trop vite pour n’en rien attraper d’autres que les sensations pures, des deux rencontres comme inespérées, comme des nouvelles aubes retrouvées. Les jeux du hasard et des paris encore - le « pourquoi moi, parce que tu étais là ». C’est l’attente de rien qui est trompée par un message reçu pour fêter l’anniversaire, comme un nouveau regard allégé, apaisé jeté à sa carcasse.



Le transitoire dans l’errance



Là, la ville reste l’espace des rencontres ; brèves parfois, juste les bousculades de ceux qui ne bouleverseront pas la vie. Les rencontres-tourbillons, dans lesquels on est attrapé si on s’y penche trop, mais qui autrement ne font qu’être au croisement des chemins, comme l’on figerait un regard parallèle lors d’un trajet sur l’autoroute, chez la voiture voisine, et que plus jamais on ne portera ses yeux à ces yeux.


Parfois, la rencontre-abîme, c’est l’inconnue du bar dont on ignore tout ce qui la hante, les tensions suivant le meurtre portées en pendentif, toute la vie dont on ne comprend plus tous les bouts. Brèves parfois, parfois plus longues, les routines du client et de la serveuse, mais même sur la longueur, on nous rappelle au cœur de la nuit, après une comparaison farfelue et enfantine aux boîtes de conserve :



Is there anything on this Earth which doesn’t expire?



J’aurai envie de répondre simplement, bêtement, à travers l’expérience que j’ai pu avoir des solitudes exacerbées des quelques pellicules que j’ai vu de Wong Kar-Wai, ce qui n’expire pas, c’est les bouleversements dans la routine, les riens qui nous rendent des nomades de nos villes, des sinuosités dans la conscience et l’inconscience (la confusion permanente entre le rêve et la réalité, à force que tant de choses se passent si tard, dans la lumière artificielle) - exister dans cette vie transitoire par l’action, ce pourquoi je persiste à écrire.

Rainure
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le 17 avr. 2018

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Rainure

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