Avec "Cinéma Paradiso", le cinéaste d'origine sicilienne Giuseppe Tornatore signait son second long métrage après "Il camorrista" (1985 ). Ce film sortait dans les salles alors que le cinéma italien traversait une crise grave occasionnée par deux phénomènes : d'une part, le manque de renouvellement des cinéastes après la disparition des grands maîtres ; d'autre part, l'omniprésence d'une télévision racoleuse qui détournait le public du grand écran. Un cinéma, qui avait pu, à un moment donné, aligner des noms aussi prestigieux que ceux d'Antonioni, Bolognini, De Sica, Fellini, Lattuada, Pasolini, Rossellini, Scola, les frères Taviani, Visconti, Bertolucci, plongeait dans une période douloureuse d'incertitude créative. Peu à peu s'installait l'idée d'une cinématographie affaiblie, si bien que "Cinéma Paradiso" tombait à point nommé pour focaliser la nostalgie du cinéma d'antan, d'un "cinéma perdu ", qui s'était emparée des cinéphiles italiens.


Giuseppe Tornatore, né à Bagheria le 27 mai 1956, s'était découvert très tôt une passion pour le jeu et la réalisation et avait débuté, dès l'âge de 16 ans, en mettant en scène des pièces de théâtre signées Pirandello et De Filippo. En 1984, il intègre une équipe de réalisateurs pour le film Cent jours à Palerme de Giuseppe Ferrara avant de signer de son nom "Il camorrista", qui fut bien accueilli par la critique. Mais c'est "Cinéma Paradiso" qui le révèle au grand public et lui vaut, non seulement le Grand Prix du Jury à Cannes en 1989, mais l'Oscar du meilleur film étranger à Hollywood en 1990. Le succès remporté par ce long métrage est phénoménal, malgré une critique partagée : les uns criant au chef-d'oeuvre, les autres déplorant que le cinéaste ait cédé à un sentimentalisme très roman-photo et encombré son oeuvre de clichés et de lieux communs.


N'en déplaise aux esprits chagrins, ce film est une réussite, une merveille de sensibilité et de tendresse, une oeuvre attachante comme il en est peu, interprétée de façon magistrale, éblouissante, par un Philippe Noiret pour lequel le rôle d'Alfredo semble avoir été taillé sur mesure, lui permettant de jouer en virtuose de son pouvoir d'alterner, sans transition, la bougonnerie et l'émotion. Ce, face au petit Salvatore Cascio, confondant de naturel et de fraîcheur naïve. Le duo entre l'homme et l'enfant est un grand moment de cinéma, la transmission d'un héritage inaliénable dans un contexte nostalgique qui naît du décalage entre le souvenir et la réalité, nostalgie du cinéma perdu, et du rapport du cinéma avec la vie.


Le film commence, alors que Salvatore, cinéaste de renommée internationale installé à Rome, apprend par sa mère le décès d'Alfredo, le projectionniste du cinéma paroissial de son enfance, qui lui a légué le goût du 7e Art et ainsi, sans le vouloir, a suscité sa vocation. Pour assister à ses obsèques, Salvatore se rend dans son village sicilien de Giancaldo qu'il n'a plus revu depuis trente ans. C'est pour lui, la remontée du temps jusqu'à l'époque où, petit garçon, il allait rejoindre son ami dans la cabine de projection. Un jour, alors qu'Alfredo avait improvisé une séance en plein air, la cabine prend feu et Alfredo est sauvé de justesse par Salvatore, mais reste aveugle, si bien que, lorsque la reconstruction du nouveau cinéma Paradiso est achevée, est-ce Toto - c'est ainsi qu'on l'appelait durant son enfance - qui est chargé d'assurer la projection.


A son retour du service militaire, Salvatore, conseillé en cela par Alfredo, s'expatrie à Rome où il est assuré d'avoir plus de débouchés. Tornatore met l'accent sur le déracinement, si courant dans nos générations, d'une jeunesse qui, en proie au chômage, déserte les campagnes pour la ville. En revenant dans son village, le cinéaste constate avec mélancolie que le cinéma Paradiso est à l'abandon, condamné par le maire à être remplacé par un parking. Rien n'a changé en apparence et, cependant, plus rien n'est pareil. Salvatore repart pour Rome en emportant un ultime souvenir : une pellicule qu'Alfredo avait mise de côté à son intention, montage de petits morceaux de films censurés par le brave curé qui pensait de son devoir d'éviter à ses paroissiens des scènes trop troublantes ... Si bien que cette bande est une suite d'étreintes amoureuses et que le film s'achève sur des baisers ardents, certes, mais virtuels.


Bien davantage qu'un film sur la nostalgie à l'égard d'un type de spectacle en voie de disparition, ce long métrage renoue avec la tradition d'un passé qui l'a nourri et ce retour vers la terre natale s'enrichit d'une expérience qui oriente différemment l'existence de Salvatore et l'ouvre à d'autres vies possibles. L'image est faite de couches superposées de temps, au point que dans le 7e Art, auquel le film rend un vibrant hommage, le cinéma et la vie ne se séparent plus. Le phénomène de la re-souvenance les a mêlés si intimement qu'il n'est plus de frontière et que nous sommes sans cesse en osmose avec un monde qui se laisse connaître et transformer par l'homme, selon les schèmes de ses aspirations et de ses rêves. Ce retour aux sources permet à Salvatore de changer son passé en présent, jetant entre les rives du réel et de l'imaginé un pont qui n'est autre que celui du 7e Art.


La nostalgie n'est donc par contre-productive ; elle est, au contraire, infiniment créatrice, établissant entre les êtres un lieu collectif irremplaçable et une étrange homogénéité entre les stars qui défilent sur l'écran et les gens d'un village qui paraissent s'être appropriés naturellement cette mémoire. Par ailleurs, pour nous prouver à quel point la télévision a anéanti la convivialité des émotions éprouvées devant le grand écran par un public provincial bruyant et enthousiaste, Tornatore a volontairement mis l'accent sur l'aptitude du 7e Art à unir le public en une véritable communion qui leur permet de partager des émotions fortes et donne raison à cette réflexion de Serge Daney : " Si la télévision véhicule de la culture, le cinéma lui nous fait passer par des expériences et remplace nos vies ; tandis que la télévision accompagne nos vies sans les remplacer ".


Afin raccourcir le film, dont la durée initiale était de 157 minutes, le personnage d'Eléna adulte, interprété par Brigitte Fossey, a disparu dans les versions exploitées à partir de 1989. C'est regrettable, car le film est ainsi amputé d'une part de sa féerie. Mais tel quel, il reste heureusement et toujours une de ces oeuvres inoubliables qui subsistent en nos mémoires comme un peu de notre vie, tant il est vrai que l'irréalité de la mémoire n'est autre que celle qui féconde la réalité du cinéma et de la littérature.

abarguillet
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le 12 janv. 2015

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