Premier épisode : Le tournage de Cléopâtre

Cette critique est un retranscrit écrit du podcast cinéma "Tournage". L'épisode dont vous pouvez lire ici le script est disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=qkXvxklfOlI&feature=youtu.be


Cinéphiles et curieux, bienvenue dans ce premier épisode de Tournage, le podcast dédié au cinéma par l’histoire de ses tournages les plus fous ! Et aujourd’hui, budget pharaonique et maladie, histoire d’amour et tempêtes, entrons sur le plateau de tournage du film Cléopâtre !


Nous sommes dans le cinéma du début des années 60. Le Péplum est alors au sommet de l’affiche. Stanley Kubrick et William Wyler viennent de triompher, l’un avec son Spartacus et l’autre avec son Ben-Hur, ces deux films finissant d’établir Kirk Douglas et Charlton Heston en stars absolues du grand écran. Aux États-Unis comme en Europe, les succès se multiplient pour ce genre de film. Le Péplum, en racontant des histoires issues de l’Antiquité, en évoquant le grandiose et le dramatique de Rome, de la Grèce et de l’Égypte Antiques, remplit les cinémas depuis dix ans. Violences, sensualité, tensions politiques et drames intimes, il ne manque rien à ces œuvres pour attirer le public en salle.


C’est le moment que choisit le producteur Walter Wanger pour proposer son idée de revisiter l’Histoire de la légendaire Cléopâtre au président de la 20th Century Fox, Spyros Skouras. La rencontre se fait le 30 Septembre 1960. Le studio accepte la proposition du producteur, espérant juste renouveler le succès de l’un des tout premiers opus de la maison, le Cléopâtre de 1917. Walter Wanger se retrouve donc à la supervision d’un projet très ambitieux mais aux contours trop flous. D’autant que bientôt, tous les participants possibles et imaginables semblent s’être concertés pour décliner l’offre ou ne plus convenir le moment venu.


Les comédiens tout d’abord. Avant même d’être officiellement délégué par la Fox, dès 1958, Wanger est en quête de celle qui sera pour les spectateurs la belle et tragique Cléopâtre. Nombreuses sont les prétendantes : On pense à Joan Collins. Elle passe un casting, mais comme elle est déjà trop identifiée à son rôle précédant dans Terre des pharaons de Howard Hawks en 1953, elle doit céder sa place à Audrey Hepburn… qui ne sera pas choisie non plus. Cependant, comme elle le révèlera plus tard dans un entretien, Joan Collins a surtout eu à pâtir de comportements rappelant étrangement l’affaire Weinstein :


« Un rôle que je convoitais était celui de Cléopâtre. Le chef de la 20th Century Fox à l'époque, Buddy Adler, et le président du conseil d'administration - un gentleman grec assez âgé pour être mon grand-père - m'ont bombardé de propositions en me promettant que le rôle m'appartiendrai si je devenais`` gentille '' avec eux… C'était un euphémisme répandu à Hollywood. Je ne pouvais pas et je ne le ferais pas - la pensée même de ces vieillards était absolument répugnante. Alors, j'ai esquivé et je me suis caché d'eux. J'ai trouvé des excuses tout en subissant des castings sans fin pour le rôle de la reine d’Égypte. À un moment donné, M. Adler m'a dit lors d'une fête que j'aurais «le choix des scripts» après Cléopâtre et qu'il m'installerait dans un appartement qu'il paierait tant qu'il pourrait venir me rendre visite trois ou quatre fois par semaine. À court d'excuses, j'ai laissé échapper: «Monsieur Adler, je suis venu ici avec mon agent, Jay Kanter. Pourquoi ne discutons-nous pas de l'accord avec lui? «Chérie, tu as un bon sens de l'humour», bafouilla-t-il."Et un sens de l'humour est tout ce que vous obtiendrez de moi", murmurai-je en partant. »


Parmi ces producteurs sans scrupules on songe un temps à Marilyn Monroe pour incarner Cléopâtre… Nous verrons plus tard que ce film n’a pas porté chance à la belle Marilyn. En définitive, c'est Elizabeth Taylor qui est approchée. Pour la blague, l’actrice accepte… mais à condition d’être payée à hauteur d’un million de dollars. Soit à peu près la moitié du budget de base du film. Surpris, le studio la prend au sérieux… et accepte.


Le casting du reste de l’équipe est tout aussi chaotique. Il est temps de trouver un réalisateur, mais aussi des acteurs pour les rôles de César et de Marc-Antoine. Après qu’Hitchcock est refusé le film, par peur d’être englué dans les embarras, c’est Rouben Mamoulian, notamment connu pour avoir réalisé La Reine Christine avec Greta Garbo, qui est choisi pour diriger le film. Pour les acteurs, les premiers choix de Wanger se portent sur Laurence Olivier pour César et Richard Burton pour Marc-Antoine. Mais Olivier décline l’offre et le studio ne veut pas de Burton. Il est finalement décidé que Peter Finch jouera César et Stephen Boyd serai Antoine. Le romancier britannique Nigel Balchin est engagé pour écrire un scénario et John de Cuir travaille sur les décors. On choisit l’Italie comme cadre de travail pour être fidèle à la géographie de l’histoire.


Été 1960 : le tournage peut débuter et avec lui… une montagne d‘ennuis !


Première déboire : la production qui, vous allez le voir n’est pas à une imprévision près, débarque cet été à Rome dans une ville qui n’a pas les moyens logistiques de bien l’accueillir, et pour cause ! En effet, au même moment, ce n’est rien de moins que les Jeux Olympiques qui occupent toutes les capacités d’accueil de la ville éternelle. Le tournage s’éternise, et le réalisateur Mamoulian s’impatiente de ne pas pouvoir tourner ses plans comme prévu. Le budget commence à grimper et avec lui des dépenses incontrôlées autant que souvent stupides. Des exemples ? 160 000 dollars de gobelets en plastique, ou encore 80 000 dollars d’eau minérale parmi les notes de frais les plus extravagantes. Alors qu’on lui annonce que le studio prévu ne permet même pas d’être insonorisé du reste de la ville, le réalisateur décide de plier bagages : on se rapatrie en toute urgence en Angleterre, pour relancer le tournage au début du mois de Septembre sur le sol britannique.


Mais rien ne s’améliore. Si l’été à Rome n’a rien permis, l’automne anglais est encore pire. Le temps pluvieux, et le froid permanent ne correspond pas avec l’idée que l’on doit se faire du climat méditerranéen des aventures de la reine d’Égypte. Une partie de l’équipe, dont Elizabeth Taylor qui incarne le rôle titre, tombent malades. La santé de la star est même sérieusement compromise. Mamoulian l’a raconté lui-même :


« Les compagnies d’assurance s’affolèrent. Elles exigèrent que nous tournions quelques scènes en attendant la guérison de Liz. C’était de la folie ! La pluie, la boue, la neige fondue, le brouillard… Et tout ça avec 700 figurants. Même quand il faisait à peu près beau, dès que l’on prononçait un mot, on voyait de la buée sortir de la bouche des acteurs ! C’était le Pôle Nord, pas l’Égypte. Tout ça était grotesque. »


Excédé par les retards, insatisfait des réécritures permanentes du scénario, et alors que seules dix minutes du film ont été tournées, le réalisateur Mamoulian claque la porte et démissionne. Tout est à refaire ! En urgence on doit lui trouver un remplaçant : ce sera Mankiewicz, qui a l’avantage d’avoir déjà tourné avec Elizabeth Taylor. Des semaines, puis des mois durant, alors que le nouveau venu essaye tant bien que mal de terminer de réécrire une énième version du scénario, la santé de l’actrice principale ne cesse de se dégrader. Nous sommes maintenant au mois de mars 1961, et un diagnostic tombe : Liz Taylor souffre d’une pneumonie ! Pour s’en sortir, elle doit subir en urgence une trachéotomie. La presse qui s’en informe fait courir la rumeur de sa mort. Chaque jour d’absence de l’infortunée coûte 100000 dollars au studio. Dans ce climat si particulier, Mankiewicz parvient à arracher un délai et peut profiter du deuxième été consécutifs de préparation du film pour peaufiner son scénario en vue de reprendre le tournage en Septembre, mais en retournant en Italie dans les premiers décors prévus. Il choisit de nouveaux acteurs masculins, les anciens ne pouvant rester dans l’aventure. Pour jouer César ce sera Harrison, avec qui il a déjà travaillé plusieurs fois, et pour Marc-Antoine, Richard Burton, qui avait déjà été envisagé.
Nous arrivons donc en Septembre. Mais, problème, encore et toujours ! Le réalisateur n’a pas eu le temps avec tous ces remaniements de terminer son scénario. Une seule solution : Tourner le jour, et écrire la suite, la nuit, pratiquement sans dormir, en se droguant pour cela. Il le raconte :


« Je me levais à 5h30 ou 6 heures du matin, et je prenais un Dexedrine. On me faisait une injection après le déjeuner pour que je tienne le coup, l’après-midi. Puis on me faisait une injection, le soir, pour que je puisse écrire jusqu’à 2 heures du matin, et une dernière injection à 2 heures pour que je puisse dormir. Et cela tous les jours ! »


Un matin, le pire arrive : l’infirmière lui injecte par erreur son cocktail médicamenteux… dans le nerf sciatique, l’obligeant à se déplacer sur une canne dans le meilleur des cas et sur un fauteuil roulant le reste du temps. Au-delà, c’est toute l’équipe qui est éprouvée. Le tournage s’éternise tout au long de l’année 1961. Les décors s’avèrent être trop gigantesques, en décalage complet avec la réalité des proportions et des lieux originels. Liz Taylor, qui ne veut plus transiger avec sa santé, en profite également pour s’absenter souvent et sans raisons apparentes, profitant de sa résidence avec cuisinier personnel, et d’une loge tout confort. Pour motiver ses absences répétées, elle ira jusqu’à prétexter avoir ses règles… à peu près toutes les semaines ! Le nouveau César, incarné par Rex Harrison, s’en agace, et une véritable guerre d’égo se lance sur le plateau entre lui et elle.


Les semaines passent, et le tournage n’en finit plus. Un jour, une manifestation de figurants dégénère en émeute. Un autre jour, c’est une explosion sur le plateau qui tue une personne et en blesse plusieurs autres. Enfin, il semble que le mauvais temps britannique a décidé de traquer l’équipe jusqu’en Italie : les Romains racontent n’avoir jamais vu un temps aussi affreux qu’en cette fin 1961. Le 1er octobre, alors que le tournage vient juste de reprendre, la pluie se met à tomber drue, et quelques temps après, c’est une tempête qui se déchaîne sur le décor du Forum, en grande partie inondé. Rien n’est épargné au film.


Nous arrivons au cœur de l’automne. Liz Taylor en reine égyptienne et Richard Burton, qui incarne quant à lui Marc-Antoine, se rapprochent, se rapprochent,… et finissent par tombés éperdument amoureux l’un de l’autre. Problème, Liz et Dick, sont déjà en couple et mariés chacun de leur côté. On tente alors désespérément de garder le secret pour ne pas ajouter de nouveau problème au film. Mais une fois de plus, la presse va vite, très vite deviner ce qui se passe et alimenter les rumeurs galopantes. Un journal italien, mal informé, déclare que c’est le réalisateur Mankiewicz, et Taylor qui ont un flirt et que Burton n’est qu’une couverture. Pour s’amuser de la situation et discréditer les journalistes, le réalisateur affirme que c’est en fait avec Burton qu’il a une aventure entre garçons tandis que Liz leur sert d’alibi. Plus tard, l’histoire d’amour passionnée et chaotique qui durera vingt ans entre nos deux tourtereaux, la belle Taylor et le charismatique Burton sera officialisée. De lui, et de la passion intense qui commença cette année là entre eux, voici ce que l’actrice américaine a confié :


« Je pense que nous nous somme aimés presque trop forts. Nous étions tellement avec l’autre, tellement dans son esprit et dans son âme, que nous avons commencé à perdre chacun notre propre identité. Dieu merci, nous avons vécu ça. »


Été 1962. Alors qu’il a coûté 44 millions de dollars (soit plus de vingt fois ce qui était normalement prévue), le tournage se termine enfin après deux années pénibles. A cause des dépassements délirants du budget, la 20th Century Fox est au bord du précipice. Quelques mois avant même la fin du tournage, des mesures d’urgence financières sont prises : Skouras quitte la direction de la Fox, remplacé par Darryl F. Zanuck. Le nouveau patron précipite la fin du tournage, et surtout impose son propre montage du film contre l’avis de son réalisateur, qui ambitionnait une version plus longue, divisée en deux films. Terrible effet ricochet, la Fox adopte une politique de rigueur qui enterre de nombreux autres films, et aura une conséquence inattendue sur… Marilyn Monroe.


En effet, la star mondiale, elle-même en difficulté du fait de sa fragilité mentale, tourne au même moment le film Something's Got to Give, une autre production de la Fox. Le studio a peur que les dépenses de cet autre tournage ne s’ajoutent à celle de Cléopâtre pour finir de mette à mort l’entreprise. Du coup, Marilyn reçoit des pressions et intimidations croissantes du studio sur le tournage du film pour terminer au plus vite le travail et éviter ainsi des dépenses supplémentaires. Conséquence : quand elle surviendra en plein milieu du tournage, beaucoup verront dans la disparition tragique de Marilyn comme la réponse à toutes les pressions qu’elle eut à vivre de la part de la Fox.


1963 voit la sortie du film en salle : Et c’est un succès ! Bien que le film ne parvienne qu’à peine à rembourser son coût pharaonique, il est acclamé par le public et par la critique, obtenant 4 Oscars pour sa direction artistique, sa photographie, ses costumes et ses effets visuels.


Les conséquences à long-terme du Cléopâtre de Mankiewicz sont très nombreuses : Passé tout près de la faillite à cause du coût de cette production trop ambitieuse, la Fox, suivit en cela par tous les autres studios de production, abandonne pour longtemps les films à grands budgets, et les reconstitutions d’époque. Conséquence encore, le genre du Péplum disparaît pour quarante ans, avant sa renaissance via le film Gladiator en 2000. Au-delà, c’est tout un cinéma de divertissement par grand spectacle qui disparaît des salles, et va permettre l’éclosion d’une nouvelle façon de faire. On abandonne les projets trop couteux, au profit de films à thèse ou à histoires, peu budgétés mais dont la réalisation est confié à une nouvelle génération de réalisateurs alors inconnues : les De Palma, Scorcese, Coppola, Hopper, vont prendre le devant de la scène. On parlera bientôt d’eux comme le Nouvel Hollywood. Mais ceci, est une autre histoire !


Dans le prochain épisode, jungle hostile et folie ambiante, alcools forts et drogues durs, nous entrerons sur le tournage du film Apocalypse Now !


Et d’ici là, prenez soin de vous et matez du cinéma !

Farfadet_Del_Pr
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le 10 mai 2020

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David Cathala

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