A Hollywood, le réalisateur a peu d'importance. Ce n'est pas un artiste, il est payé pour faire le job, point. C'est ainsi que, parfois, il faut de très bonne lunettes pour déchiffrer l'auteur d'un film sur la jaquette d'un DVD. Pour ma part, j'ai toujours considéré que le réalisateur est le nom crucial : il détermine, bien plus que les acteurs, mon choix de voir tel ou tel film.


Mankiewicz, je l'ai identifié comme un cinéaste inégal : d'un côté de grandes oeuvres tels que L'affaire Cicéron, Eve ou Chaînes conjugales, de l'autre des films bien plus oubliables tels que La comtesse aux pieds nus ou Soudain l'été dernier. Ou encore ce Cléopâtre, donc. Serait-il meilleur dans le noir et blanc ?


J'admets que c'est affaire de goûts. Ceux qui vibrent aux mélos grandiloquents devraient y trouver leur compte même si, dans le genre, je pense qu'on a fait mieux. Qu'est donc allé faire le fin Mankiewicz dans cette galère ? Il fallait que je la fasse, celle-là. Cléopâtre serait le film le plus cher de l'histoire du cinéma en dollars constants. On veut bien le croire, au vu du nombre de figurants soigneusement costumés et des décors somptueux. Mais il y a longtemps que j'en suis convaincu : si l'argent ne fait pas le bonheur, il ne fait pas non plus le bon film. Il y a beaucoup plus de cinéma dans Le cheval de Turin, entre les quatre pauvres murs d'une chaumière, que dans le faste invraisemblable des 250 minutes de Cléopâtre. Gombrowcicz avait théorisé le théâtre pauvre. Bresson, Béla Tarr ou Alain Cavalier ont montré ce que pouvait être un cinéma pauvre. Quand on y a goûté, bien difficile d'apprécier le sucre dégoulinant de telles réalisations.


Un festin faste et vain. Tout y est boursouflé, on en voit de toutes les couleurs, à l'instar des robes de Cléopâtre. Sans pour autant que tout cela soit impressionnant, ce qui est un comble - à l'exception, tout de même, de la scène acmé du film, l'arrivée de Cléopâtre dans Rome. Les acteurs ne sont même pas formidables : Rex Harrison, moins sentencieux heureusement que dans L'aventure de Mme Muir, est acceptable mais n'inspire pas la fascination qu'il devrait. Idem pour Richard Burton, que je trouve plus souvent pitoyable qu'irrésistible : pas compris comment il pouvait susciter une telle vénération de tout le monde romain. L'excellent Martin Landau dans le rôle de Rufio (qui fera également merveille dans La mort aux trousses en méchant) a selon moi cent fois plus de charisme qu'un Richard Burton. Elizabeth Taylor se hisse un peu mieux à la hauteur du mythe, par sa détermination et son autorité. Dès qu'elle fond, elle est nettement moins crédible.


Car c'est aussi à cette passion amoureuse que j'ai eu du mal à croire. Si l'on veut mettre en scène un amour éternel, exclusif, mieux vaut qu'il n'y en ait pas... deux de suite ! Cléopâtre semble inconsolable de la perte de César, ce qui ne l'empêche pas de se vouer corps et âmes au... premier venu, Marc-Antoine. Même si les deux relations, certes, ne sont pas complètement redondantes : plus guidée par l'intérêt avec César (Cléopâtre en lady MacBeth, aiguillonnant l'ambition du consul), plus romantique avec Marc-Antoine. Par ailleurs, la passion amoureuse, dans les deux cas, n'est pas assez construite pour vraiment exister : Cléopâtre s'abandonne dans les bras de l'un comme de l'autre sans qu'on ait pu suffisamment ressentir l'attirance réciproque. Un défaut fréquent dans le cinéma hollywoodien, aggravé ici par le manque de charisme de Richard Burton. A cause de cela, je n'ai pas réussi à entrer dans cette passion déchirante, qui m'a plutôt fait sourire par son emphase (entre autres, "embrasse-moi pour m'ôter le dernier souffle").


Lorsque la sauce prend si peu, le spectateur se concentre sur les coutures qui, ici, sont épaisses. Le combat naval sur fond de décors peints par exemple : on ne peut pas dire que la scène impressionne beaucoup. Ou encore le javelot lancé par Octave sur l'envoyé d'Egypte. On me dira que Mankiewicz n'a pas voulu privilégier les scènes d'action, c'est sans doute vrai. Le problème est que la romance est tout aussi problématique à mes yeux. Il ne reste donc plus grand chose à l'arrivée.


Si, tout de même : il y a un aspect que j'ai trouvé sympathique dans ce Cléopâtre, c'est la façon dont Mankiewicz ridiculise les puissants. Que ce soit Ptolémée dès le début en gamin capricieux, Marc-Antoine, donc, en piètre stratège et amant manipulable, Octave en improbable minet blondinet, ils vont à l'encontre du mythe. Le sénat romain se laisse retourner comme un gant, les puissants se perdent en coquetterie sur le mode "non c'est lui qui vient chez moi, je ne descendrai pas de mon bateau". Ils s'escriment à faire abattre leur adversaire mais clament sa grandeur lorsque celui-ci est enfin mort (à deux reprises : César avec Pompée, puis Octave avec Marc-Antoine). Voilà bien l'un des rares points où l'on voit un auteur à l'oeuvre.


J'aime toujours, aussi, quand la vie réelle rejoint ce qui est à l'écran : ainsi des caprices légendaires d'Elizabeth Taylor, qui cadrent si bien avec l'autorité impériale de son personnage. Ainsi encore de sa liaison parfois orageuse avec Richard Burton dans la vie, exactement ce que montre le film. Plus anecdotique sans doute que Persona de Bergman, qui mit en scène comme des doubles les deux femmes qui se succédèrent dans sa vie. Mais ce type de détail ajoute pour moi à l'attrait d'un film.


Et puis, tout de même, sur plus de 4h, il y a quelques jolies scènes, outre l'entrée de Cléopâtre dans Rome :
- Cléopâtre apparaissant roulée dans un tapis devant César, avant de prendre rapidement l'ascendant sur lui, par le feu des répartis ;
- la scène de la tortue à Alexandrie, instructive ;
- César assassiné dans une vision très vaporeuse de Cléopâtre ;
- le banquet donné par Cléopâtre, avec une fausse Cléopâtre juchée sur un char enlaçant Bacchus, entourée de nymphes qui se déchaînent en riant sur Marc-Antoine ;
- un dialogue entre Cléopâtre et Marc-Antoine quand celui-ci lui revient après l'aventure Octavia : superbe jeu de faux raccords, les deux personnages se fuyant et se retrouvant là où le spectateur ne l'attend pas - ça, c'est mis en scène !
- Marc-Antoine chargeant seul toute une légion d'Octave, qui refuse de se battre : une scène qui a de la gueule !


Et sans doute quelques autres. C'est tout de même peu sur les plus de 4h de films. Qui n'ennuient pas vraiment, non, ce serait trop dire. Mais qui ne laissent pas le souvenir d'une oeuvre forte. Mes éclaireurs disent 8 ? Je n'irai pas au-delà de 6.

Jduvi
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le 9 déc. 2020

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