La démocratie est un plat que certains ont du mal à avaler

Étrange démarche que celle de ce "procès pour de rire" fait comme un vrai, donc pas drôle du tout. Il m'a fallu un moment pour remarquer le seul détail qui, dans le prétoire, trahit la facticité (disons, l'invalidité juridique) du procès : tout simplement l'absence de greffier. Personne, en effet, n'y prend les débats en notes ; ce qui est normal, puisque ceux-ci sont enregistrés par les caméras qui justifient le film.
C'est donc un vrai-faux procès, où "les" banques (virtuelles) qui ont provoqué la crise des subprimes en 2008 sont accusées par la ville de Cleveland (sévèrement touchée par ladite crise) d'avoir abusé de la crédulité des habitants en les persuadant de contracter des emprunts à tiroirs qu'ils n'avaient aucune chance de pouvoir rembourser. Pour simplifier, un seul avocat (mais c'est un vrai) représente toutes les banques.
Bien sûr, autant l'avouer tout de suite, les banques mises en accusation ne seront pas condamnées par les jurés du film-procès. De toute façon, elles ne l'auraient jamais été. Car même si un tel procès pouvait avoir lieu "pour de vrai", qui aurait eu le pouvoir exécutif de leur faire payer quoi que ce soit ? Même en cas de condamnation à payer (c'est-à-dire à rendre aux victimes l'argent détourné par duplicité), elles auraient fait appel, et la Cour suprême (toujours prête à sauver le système contre la conscience de ses éléments) aurait statué que, par exemple, elle "n'a pas pour vocation d'obliger des institutions privées à assumer les erreurs de jugements d'individus ignorants". Le rapport minoritaire du juge suprême Stevens suite à l'"élection" présidentielle de l'an 2000 ( cf. note 1) est parfaitement clair à ce sujet : ce n'est pas le peuple qui gouverne ; la chose est désormais légale, entérinée, irrémédiable.
Ce que j'ai trouvé de plus intéressant dans ce film, c'est qu'on y voit littéralement à l'œuvre l'un des mécanismes élaborés par la démocratie pour se défendre contre toute évolution sociale : on voit comment trois personnes font échouer la volonté de cinq autres. Autrement dit, une minorité l'emporter sur une majorité. Comment une telle chose est-elle possible ? Tout simplement parce que la "loi" dit que le verdict de culpabilité (des banques) ne pourra être prononcé que si 6 des 8 jurés au moins se prononcent pour. Or, mathématiquement, la majorité absolue de 8, ce n'est pas 6 mais 5 (la moitié plus 1). Dans un système véritablement (sincèrement ?) démocratique, les banques auraient été déclarées coupables, puisque 5 des 8 jurés se prononcent finalement pour ce verdict. Mais voilà : il en fallait un de plus. Qui l'a décrété ? sinon la loi que font les frères et les amis de ceux qui étaient accusés.
On a là un parfait exemple de démocratie biaisée, contrôlée, où une minorité conservatrice impose impunément son opinion à une majorité progressiste. Et cette minorité n'est pas celle des opprimés mais celle des dominants ; ce sont eux, leurs défenseurs, qui ont décidé que la culpabilité ne pouvait se prononcer qu'à compter de 6 voix sur 8. Leur meilleur argument : l'indulgence. Qui oserait prétendre que cela ne part pas d'une bonne intention ?
Dira-t-on que j'exagère ?
Voici un autre exemple similaire, mais à une échelle plus grave : une proposition présentée à l'ONU ne peut être ratifiée que par un minimum de 85% des voix. Or, les USA "possèdent"17% des voix de l'assemblée. 100-17=83. Ergo, aucune proposition ne peut passer sans le consentement de ce seul pays (c'est-à-dire, de ses représentants, lesquels sont "heureusement" corruptibles).
Autre exemple : la destitution d'un président américain doit être ratifiée par les deux tiers du Sénat ; c'est ce qui a permis à Andrew Johnson et à Bill Clinton de ne pas être destitués alors que la majorité des sénateurs s'étaient prononcés pour. Et ne parlons même pas de la pseudo-élection de George Bush Jr, qui a été "désigné" président par son propre frère malgré des suffrages inférieurs à ceux de son concurrent Al Gore.
Toutes preuves supplémentaires (et chacune suffisante) qui démontrent que les USA ne sont pas une démocratie. Ne parlons même pas de notre charmant pays, où aucune procédure de destitution n'est prévue par la Constitution. Ainsi, la majorité ne peut pas s'estimer flouée, puisqu'elle ne peut même pas exprimer son opinion.
Pour revenir à "Cleveland / Wall Street", n'est-il pas effarant de constater que les trois jurés conservateurs qui bloquent le verdict de culpabilité des banques se soient assis spontanément l'un à côté de l'autre ? Que les deux jurés noirs se soient retrouvés côte à côte, au bas bout de la table ? Que la plus bornée de tous soit aussi la plus âgée ? Elle évoque sa conscience pour justifier son vote décisif ; pourquoi ? Parce qu'elle agit contre ses sentiments ? Ou contre ce qu'elle sait pertinemment mais qu'elle ne veut pas voir changer ? Ou simplement parce qu'elle est la dernière à voter et qu'elle n'a pas pu résister à la tentation d'exercer son petit pouvoir, même factice (oui, mais il y a des caméras, donc ma voisine me verra, donc je gagnerai en prestige, donc je serai une meilleure citoyenne...) ?
On touche là très concrètement à ce qui gangrène le principe même de la démocratie : tant que les processus démocratiques seront confiés à ceux qui en profitent au premier chef, il n'y aura de démocratie que nominative, virtuelle, symbolique et surtout, incapable d'évoluer d'elle-même, donc de s'améliorer. Ceux qui prétendent que le suffrage universel est le "meilleur des pires systèmes" sont coupables à mes yeux... mais de quoi, exactement ? D'hypocrisie ? De stupidité ? De manque d'imagination ? Et comment se fait-il que tous ces défauts ne soient pas punis par la loi ?
Imaginez un monde où le manque d'imagination serait un crime...

1 Saisie par le parti d'Al Gore au sujet de l'inconstitutionnalité de la décision prise par le juge suprême de Floride, la Cour suprême a conclu qu'elle n'avait pas juridiction à statuer sur une décision d'État... par 5 voix contre 4 ! Remarquons en passant que les juges suprêmes sont nommés à vie par le président des USA, et que celui qui a fait basculer ce vote avait été nommé en son temps par... George Bush Sr. Vous avez dit "family business" ?
alfredboudry
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le 16 juin 2014

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Alfred Boudry

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