Selon le dossier de presse "Climax" que Noé a délivré lors de la quinzaine des réalisateurs à Cannes 2018 :

"1996, c’était hier soir. Il n’y avait juste ni portable ni internet. Mais le meilleur
de la musique de ce matin était déjà là. En France, Daft Punk éditait son premier
vinyle, LA HAINE venait de sortir au cinéma et le journal Hara-Kiri ne parvenait
définitivement plus à ressusciter. Le massacre des adeptes du Temple solaire
était étouffé par les forces occultes de l’Etat. Et certains rêvaient de construire
une Europe puissante et pacifique alors qu’une guerre barbare l’infectait encore
de l’intérieur."

Gaspard nous la joue Claude François qui chante "cette année-là". Sauf que c'est l'année 1996, c'est... L'année des Boys Band, d'Ophélie Winter, de Gala et de la Macarena. Mais on ne devrait rien lire d'autre que ce qu'en dit Noé à propos de son film. Annihiler les bande-annonces, les synopsis, tuer la promotion.

Par ces mots, Noé nous annonce à la fois un fait divers entre quatre murs et, par extrapolation, le produit d'une société qui fusille sa jeunesse et ses artistes, en les asphyxiant dans le stress et la névrose. C'est à prendre comme on veut ; soit on regarde un film évidé de narration, quelque part entre Fame et Green Room, soit on le regarde comme une résultante. Et, à ce titre, j'aime à le comparer au fameux film Le Bal d'Ettore Scola, c'est-à-dire à ce film unique en son genre, film audacieux, qui a voulu parcourir cinquante ans de danse en France, et à l'époque déjà, on devait se poser la question : "faut-il voir des corps ou une époque ?"

Il n'y a pas de réponse à cette question. Mais pour celles et ceux qui me lisent savent que je donne ou redonne du contexte autant que possible aux oeuvres cinématographiques car, elles aussi, on peut les voir comme des faits sporadiques, des petites spores qui n'ont rien à voir avec l'environnement, ou au contraire, juger qu'il est complètement absurde et arbitraire de considérer le film que pour ce qu'il est et qu'il est en vérité un message et son miroir.

Si le film est un miroir, moi qui regarde le film, je regarde quoi ? C'est ce que je vais tâcher de raconter.

La séance était d'emblée bizarre parce que tout seul. Parce que je sortais du boulot, en tenue de travail - en nuisette échancrée - et qu'on est en milieu d'aprèm. Parce que j'ai mis 15 minutes à trouver où se trouvait les glaces à 5 euros dans ce putain de multiplexe inhumain. Parce que une fois assis, je m'endors sur les bande annonces. Comme ça direct. Au réveil, je ne sais pas si le film est commencé. Je regarde mon portable. Il était 16h40 pour une séance indiquée à 15h50. Sur l'écran, tout à coup, je vois "cinéma de la zone". Et là le film montre plein de gens qui dansent comme des démons. Et tout le film est un enfer impossible à jouir, impossible à jouer et impossible à vivre, les gens ne savent pas comment se foutre dans cette orgie promise et personne ne danse en harmonie. Personne ne ressemble à personne, et les gens apparaissent comme des solitudes. Impossible aussi de pouvoir accéder à cette fête de trop où chaque protagoniste brûle devant son désir. Tout ça dans la plus épaisse des poisses liquides, symbole d'une vacuité qui nous affirme, qu'en attendant la mort, tout ce qui se trouve entre la naissance et la mort n'est qu'un remplissage. Cioran aurait kiffé.

La pellicule ne représente que peu d'intérêt et, en même temps, ça m'a fait rappeler quelques feux adolescents. Adolescent, je fêtais l'immoralité. Nous étions un groupe d'amis extrêmement soudés et nous étions tous habillés en blouse blanche et chapeau comme si on jouait dans un western froid et rural. Il se passait de drôle de choses dans ces soirées là. Il y avait de la désinhibition certes. Mais l'absence de normes et la jauge des limites n'étaient le centre des enjeux collectifs. Non. Cela dépassait l'idée même de transgression. Il s'agissait plus d'une transe collective mais jamais partagée. Chacun était dans sa problématique et il dansait sa vie. C'était dans une fête que tout bascule. C'était là que j'ai la main de mon premier amour. Une main plutôt curieuse, disons, qui une fois sobre s'est rétractée amèrement pour devenir celle d'un ami qui en était désolé. C'était là qu'un autre gueulait des poème pendant que moi, je vrillais les tympans de la nuit. c'était là où parce qu'on est seul comme un enfant, on choisit de s'enculer dans un champ de betteraves plutôt que de danser sur du Nick Cave. C'était là où on riait, d'un fou rire durant deux heures, pour un truc absolument dérisoire. C'était là où l'on mélangeait tous les alcools des soirées mortes et qu'on appelait la "Cuvée Montherlant". On la donnait à la personne qui ne se rendait plus compte de ce qu'elle buvait. C'était là où on affirmait qu'il fallait raser les mosquées du capital, d'autres disaient qu'il ne fallait plus donner de permis de construire et qu'on appellerait ça : "La France" ! On inventait le futur projeeeeeet de société comme si nous étions des anges ou bien des dictateurs au milieu de la nuit.

Cela m'a rappelé aussi ce cas de psychose collective dû à un empoisonnement à l'ergot de seigle. Le feu de Saint-Antoine. Tu connais cette histoire... Celle de l'affaire de Pont-Saint-Esprit, et plus encore la cruelle histoire de l'épidémie dansante de 1518 à Strasbourg, celle qui avait conduit à la folie presque 400 personnes.

Une fois qu'on sait que cela peut exister, ou pire qu'on peut s'en servir contre un groupe, tu as toute l'histoire sous les yeux, c'est-à-dire des gens qui importent peu, dérivant comme une étoile devient une supernova. Les astres éclatent leur bouton de rose et vont heurter un ailleurs inconnu et incontrôlable. A partir de là, il ne reste de nous qu'une vaste fascination, une pulsion qui regarde le spectacle de l'enfer de Jérôme Bosch.

Ce qui me perturbe avec Noé, c'est qu'il faudrait revoir ses films. Or, c'est impossible. L'empreinte qu'ils laissent demeure et casse chacune de mes envies, de mes tentatives de revisionnage. Donc ça pose un sacré problème : Noé, c'est le cinéma one shot. Et du cinéma qui laisse une empreinte aujourd'hui, dans ce monde de zapping permanent sur son portable, ça vaut très très cher quoi qu'on dise ou qu'on pense de son cinéma.

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le 22 sept. 2018

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