Lorsque les gouttes d'eau bousculent l'océan...

En 2008, le dernier film des Wachowski, "Speed Racer", se plante méchamment au box-office mondial et n'est même pas capable de rembourser sa mise de départ de 120 millions de dollars. Même si cela reste complètement immérité à mes yeux (j'adore "Speed Racer" !), il faut bien reconnaître que l'aura des auteurs de la trilogie "Matrix" en prend un coup dans l'aile à cette période, surtout après les suites moins enthousiasmantes de leur œuvre phare. Mais, l'échec amer laisse vite la place à un nouveau projet : avec l'aide de Tom Tykwer, les yeux des Wachowski sont en effet déjà tournés vers d'autre nuages avec justement l'adaptation de "Cloud Atlas", troisième roman de David Mitchell liant son discours métaphysique à un dispositif narratif de façon si étroite que son portage à l'écran relève presque de l'impossible.


L'impossible étant une notion exclue de l'esprit des Wachowski, la production de "Cloud Atlas" entre en chantier et s'étalera sur 4 ans, en en faisant un des films indépendants les plus titanesques de l'Histoire avec un budget estimé entre 100 et 150 millions de dollars, complété au forceps grâce à des soutiens financiers internationaux et même personnels (les Wachowski y injectent 7 millions de leur propre poche). Fin 2012, le très ambitieux long-métrage déboule dans les salles américaines face à un public qui sait pas trop comment accueillir cette œuvre démesurée, présentant six histoires aux contextes spatio-temporels complètement différents et avec des acteurs de renom jouant plusieurs rôles.


Après s'être malicieusement moqué de la perte de repères qu'induit la folie d'un tel récit dès son ouverture, "Cloud Atlas" nous fera ensuite naviguer pendant près de trois heures entre l'amitié d'un jeune avocat et d'un esclave en plein XIXème siècle, la création mouvementée d'un chef-d'œuvre musical par un génie de renom et son copiste en 1936, l'enquête dangereuse d'une journaliste sur une importante société dans les années 70, les mésaventures d'un vieil éditeur en 2012, le réveil d'une humanoïde sur sa triste condition en 2144 ou encore la difficile survie des restes de notre civilisation en 2321.


Le festival plus ou moins heureux de postiches et de prothèses en latex dont se retrouvent affublés certains comédiens, la surprise de découvrir ces derniers dans des rôles totalement à contre-emploi (Hugh Grant en chef tribal cannibale du futur, Hugo Weaving grimé en infirmière sadique façon Mildred Ratched ou Tom Hanks en gangster bourrin pour ne citer que ceux-là) et tout simplement l'ampleur pharaonique d'une proposition mâtinée d'une philosophie vue soit comme un peu naïve soit trop complexe ont évidemment décontenancé une partie des spectateurs, faisant de "Cloud Atlas" une œuvre souvent incomprise et un nouvel échec au box-office mondial qui peinera une de fois de plus à rentabiliser son budget.


Je faisais partie de ses supporters à sa sortie et je le reste encore et toujours aujourd'hui.
Ce qui frappe le plus en le revisionnant, c'est à quel point le film reste finalement très ancré dans un recoin de notre mémoire malgré sa durée importante. J'étais presque certain de n'en conserver quelques souvenirs diffus mais il m'a suffit d'un quart d'heure pour que l'ensemble de ces "nuages", leurs moments forts et leurs finalités me reviennent en tête, comme si je l'avais vu il y a quelques mois tout au plus.
À mon humble avis, ce qui rend cette impression possible est le sens du montage absolument redoutable de "Cloud Atlas" pour faire de ce qui n'aurait probablement été qu'un énième pêle-mêle de récits entrecroisés entre des mains maladroites un tout d'une cohérence totale, où les répercussions d'une histoire font écho à celle qui l'a précédé (ou qui la suit) pour amplifier la pertinence du message qui gouverne l'ensemble.
Bien sûr, en eux-mêmes, on se rend compte que chaque récit suit un même chemin où l'Histoire est amenée à répéter les mêmes erreurs humaines, où la réincarnation symbolique de cette répétition se perpétue à travers celle de personnages aux traits similaires à travers le temps, où un héros est toujours amené à s'éveiller pour lutter contre une pensée/force dominante (l'esclavage, une entreprise tentaculaire, un talent en fin de vie qui en dévore un autre, une société futuriste qui consomme littéralement une partie de sa population, etc), où quelques corrélations sont explicitées par le rêve, un même personnage à deux époques de sa vie, etc mais c'est véritablement la manière de les orchestrer entre eux qui fait ressortir la puissance de chacun dans l'osmose de cette partition digne de la recherche de la symphonie parfaite évoquée à un moment du film et renvoyant presque ironiquement à son propre titre.
De plus, outre ce sens aiguisé du montage, et là où le roman usait de genres et d'astuces littéraires pour donner son propre style à chaque histoire, son adaptation, elle, bénéficie de toute la richesse du langage cinématographique afin de mettre en valeur l'identité visuelle de la pluralité de ses cadres et les fondre dans une gamme de registres familiers du public cinéphile. Du drame romanesque en passant par la comédie british jusqu'à la SF pure et dure, "Cloud Atlas" balaie ainsi tout le spectre de l'offre du cinéma contemporain pour le condenser en un film où rien ne semble dépareiller de la densité de la mosaïque proposée, un véritable exploit en somme ! Et, si l'on excepte quelques fonds verts un peu moins remarquables que le reste, le trio de réalisateurs s'en sort admirablement bien, autant pour construire cette gigantesque toile où chaque univers comporte son lot d'images, de passages mémorables que pour faire la part belle aux interprétations de leurs acteurs visiblement très enthousiastes de participer à un projet aussi fou (Tom Hanks a vraiment l'air de s'éclater dans les facettes sombres de ses personnages).


Bon, pour éviter que cette chronique atteigne une durée de lecture équivalente à celle du film, je vais conclure sur l'horizon positif que dégage le film sur cette satanée humanité que nous sommes. Même si "Cloud Atlas" démontre que l'Homme est lui-même son pire et éternel adversaire en déclinant une même boucle sur des décennies, avec certaines figures figées pour en détruire d'autres (les incarnations de Hugo Weaving iront même le conduire à interpréter le mal à l'état pur chez l'Homme) et des changements optimistes qui peuvent se voir comme des gouttes d'eau perdues dans l'océan face à l'arrivée d'inévitables nouvelles erreurs, le film met à coeur de nous rappeler que ce sont justement ces gouttes d'eau qui composent cet immense océan ! Si la portée d'un acte héroïque ou d'une prise de conscience inédite ne révèle pas toute sa signification sur le moment, elle pourra devenir celle qui ouvrira la voie d'un avenir meilleur des décennies, voire des siècles plus tard, et ce sans que l'on n'en ait jamais conscience.
À l'instant présent, il est impossible pour tout être humain de cartographier ce qui par définition est toujours en perpétuelle évolution sur le long-terme, les Wachowski, Tom Tykwer et bien entendu David Mitchell ont pourtant réussi à nous montrer qu'il est possible d'imaginer cet impossible atlas de "nuages" par la fiction, en faisant du temps ennemi leur plus précieux allié.

RedArrow
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le 20 févr. 2021

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