L'artichaut est-il un légume diégétique ?

Autant casser tout de suite le suspense : malgré les craintes que l'on était en droit de nourrir étant donné les circonstances, Cloud Atlas est un bon film.
Pendant près de trois heures, on se balade entre six époques et espaces différents, suivant autant de récits apparemment déconstruits, dont les trames finissent par se relier peu à peu sans pour autant se rejoindre, au gré d'un montage de plus en plus précis, assez prenant et plein de sens.
Sur ce point-là, les trois réalisateurs ont parfaitement réussi l'adaptation du roman-lotus de David Mitchell. Car, bien sûr, il était impossible (et maladroit) de respecter le découpage (en deux fois cinq moitiés qui s'ouvrent autour d'un coeur futuriste, comme une sorte d'artichaut diégétique) du roman, découpage éminemment pratique pour un livre, mais qui n'aurait rien donné au cinéma. Au contraire, Cloud Atlas le film a adopté la narration éclatée des films-sagas (je pense notamment à Vacas, de Julio Medem, qui raconte les entrelacs d'une famille sur trois générations, chaque membre étant joué par le même acteur ; le même avait renouvelé le procédé avec Les Amants du cercle polaire ; le film le plus proche du point de vue structurel reste Mr Nobody, de Jaco von Dormael).
Le point le plus important est que les trois réalisateurs ont su respecter l'ambiance radicalement différente des six récits - jusque dans le rythme propre à chacun-, évitant ainsi l'écueil qui en aurait fait une bouillie indigeste. (Bien sûr, les amateurs de récit linéaire seront vite perdus; mais ils le sont depuis Citizen Kane, alors ne nous soucions point d'eux. De toute façon, la narration éclatée est à la mode, et nos conteurs préférés la maîtrisent de mieux en mieux - Valar Morghulis !). Ainsi, la même situation paraît comique dans l'épisode "Le calvaire de Timothy Cavendish" et tragique dans celui de "Sonmi-451".
L'aspect visuel est impeccable, et de nombreux clins d'oeil cinéphiliques permettront de voir le film deux ou trois fois de façon ludique, pour ne pas dire réjouissante.
L'idée de faire jouer plusieurs rôles aux acteurs n'est pas neuve (Noblesse oblige...) mais il faut reconnaître qu'elle est ici poussée à l'extrême et que certains maquillages sont bluffants. Chacun des acteurs principaux réussit au moins une fois à passer incognito ; et tous s'en sortent haut la main. Hugh Grant en guerrier cannibale post-apocalyptique a dû faire se pâmer ses plus anciennes fans ; Tom Hanks en petite frappe londonienne tout droit sortie de Snatch est à hurler de rire ; Halle Berry traverse les temps avec la grâce des cygnes ; Jim Broadbent nous rappelle sans coup férir qu'il est là depuis Brazil (où il jouait le chirurgien Dr Jaffe) et même depuis Time Bandits, et qu'on ne peut plus se passer de lui ; Doona Bae passe magnifiquement de la fragilité la plus délicate à la robustesse la plus frappante ; Hugo Weaving frôle l'immensité...
Quant au fait que chaque acteur joue un rôle de l'autre sexe, c'est un pari intéressant et il est réussi.
Tout cela est parfait, ludique, dans le ton, et ne dénature pas le roman. Bref, on l'a échappé belle, et David Mitchell peut dormir sur ses deux oreilles ; en attendant la prochaine adaptation de l'un de ses livres. Ce qui ne pourra se faire sans tenir compte de Cloud Atlas, car, tout comme il a entremêlé les récits de celui-ci, il entremêle les trames narratives dans tous ses romans. La Jocasta de Cloud Atlas, par exemple, réapparaît dans Black Swan Green, plus âgée de 50 ans, sous son nom de jeune fille, certes, mais c'est bien elle. Quant à l'espion mongol d'Ecrits fantômes, il est aussi dans number9dream, le second roman de DM. Vous savez? celui qui n'a toujours pas été traduit en français. Bref, le Vaisseau Spatial Wachowski (eh oui, c'est l'appellation officielle de Lana et Andy) sait-il dans quelle aventure il s'est risqué ? Croyons-y.
Toutefois, il faut émettre quelques bémols. Disons deux, pour être précis. Le premier, c'est qu'il est dommage que la musique du film ne soit pas extraordinaire. Elle n'est pas mauvaise, certes, mais rien de transcendant. C'est un peu dommage, dans la mesure où l'un des récits raconte l'écriture du fameux sextet Cloud Atlas qui donne son titre à l'oeuvre entière; or, l'extrait qu'on en entend dans le film est loin d'être aussi bouleversant qu'on était en droit de le souhaiter. Soyons honnête: l'exercice n'était pas évident, et ç'aurait pu être pire.
Par contre: une fois encore, les VS Wachowski n'ont pu s'empêcher de terminer sur de longs discours pseudo-métaphysiques tirant sur le religieux bon teint, prônant l'amour comme vertu universelle, voire comme panacée non seulement capable de tout guérir mais aussi capable de voyager dans le temps et dans les génotypes ! J'ai bien peur que ce "message" (qui se trouvait déjà dans The Matrix - "Beurk!", comme disait George RR Martin) ne soit en fait un syncrétisme de bon aloi destiné à racoler le maximum de crédos chez les spectateurs. Cette thèse faiblarde et niaiseuse (qu'on cherchera en vain dans le roman) ne prend pas beaucoup de risques ; on est en effet toujours malvenu de dire que l'amour n'est pas éternel. Peut-être n'ont -ils jamais été trahis, qui sait? Sans doute resteront-ils jeunes jusqu'à la fin des temps. C'est tout le mal qu'on leur souhaite.
alfredboudry
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le 19 juin 2014

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Alfred Boudry

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