Cœur de verre
6.5
Cœur de verre

Film de Werner Herzog (1976)

28/07/2016 : Premier visionnage


Si je me base sur ce que j'ai compris des intentions de Herzog, je trouve ça excellent.
Si je me base sur ce que j'ai ressenti durant le visionnage, je reste assez dubitatif.


De là l’impossibilité d’attribuer une note à ce "Cœur de verre", tant les émotions et les réflexions sont contradictoires. Il faut sans doute se laisser du temps pour digérer tout ça, et laisser les lubies du cinéaste infuser dans l’imaginaire qui se construit de manière très personnelle, à mesure que l’on progresse dans sa filmographie. Une pierre après l’autre, demi-fictions, vrais faux documentaires, courts et longs métrages bâtissent un tout tantôt dérangeant, tantôt obscur, mais souvent passionnant, et toujours intrigant.


Quelques notes, susceptibles d’évoluer dans le temps, pour se repérer dans cet océan de symboles et de brume :


→ Au sujet de l'hypnose des acteurs. Il est évident qu'il s'agit là d'une démarche rigoureuse, sensée, et non pas un concept policé, un simple gadget séduisant. Loin de la lubie gratuite de cinéaste en délire (encore que…), on sent bien que Herzog a voulu tirer une expression, une réflexion différente de la perception et de l'état de conscience de ses acteurs qui font ainsi plus que jamais corps avec leurs personnages. La transe collective dans laquelle le village se retrouve plongé, suite aux prophéties apocalyptiques du berger extralucide Hias, semble bien réelle. Regards dans le vide, expressions hallucinées. Le film tout entier baigne dans une atmosphère étrange, comme si tout le casting évoluait dans les différents lieux en somnambules. Des somnambules, ou bien des moutons, qui se jettent la tête la première dans le précipice, dans le désastre annoncé. Ils n'ont pas la force ni la conscience nécessaire pour s'y opposer. L'hypnose est à ce titre une caractéristique double : d’une part elle participe à matérialiser un certain effet de manipulation de foule (à l’intérieur du récit), et elle représente d’autre part (à l’extérieur du récit) non pas un contrôle du réalisateur sur ses acteurs, mais plutôt une porte ouverte sur un terrain d’expérimentation inconnu. La lucidité apparente de Hias étant renforcée par le fait qu'il est l'un des seuls acteurs à ne pas avoir été hypnotisé pendant le tournage...


→ Il y aurait sans doute à ce stade un point à éclaircir sur le caractère autoréalisateur de ladite prophétie, puisqu’elle ne sera à aucun moment remise en question. Elle a son oracle, son meneur, et ses villageois croyants, aveuglément. Mais aucun contradicteur. Sont-ils acteurs ou victimes de l'apocalypse ? Tous cherchent éperdument un secret à jamais perdu, celui de la fabrication du verre-rubis, dans une confusion et un marasme généraux. Les villageois, sous l’impulsion de quelques-uns, se contentent de quelques signes semblant confirmer les capacités du prophète. Thème cher à Herzog, on nage en pleine prison à ciel ouvert : prisonniers des prophéties, des ordres, des corps et des codes. Il y a probablement (rien n'est catégorique) un autre monde, invisible, caché sous les apparences et les évidences, qui nous gouverne.


→ Encore une fois, Herzog filme ses fictions comme des documentaires et poursuit son travail de sape en brouillant la frontière entre les deux genres. Paysages magiques issus des quatre coins du globe, moments de contemplation champêtre, travail des souffleurs de verre filmé avec minutie, etc.


→ "Les paysans s'habilleront comme les gens des villes. Les gens des villes ressembleront à des singes. Les femmes porteront des pantalons et des bottes. Les paysans mettront des bottes cirées pour sortir le fumier. Ils mangeront des gâteaux, et parleront politique." : les paroles de Hias ne sont guère rassurantes. D’une manière générale, dans "Cœur de verre", les monologues sont savoureux et assez perspicaces. Les échanges entre les personnages, un peu moins…


→ En vrac. Pari fou. Film insaisissable. Récit opaque. Enjeux parfois flous. On sort du film comme on sort d'un rêve confus, un de ceux qui distillent un stress diffus jusqu’au réveil.


(Avis brut très brut, en attendant la critique de Themroc... héhé.)


[AB #112]




10/12/2022 : Deuxième et troisième visionnages


6 ans plus tard, le constat est à peu près le même : de la même façon que les acteurs ont été hypnotisés par Herzog, son film agit comme un somnifère rendant le visionnage particulièrement ardu. Je me sens toujours aussi perdu dans l'interprétation, malgré le recul sur sa filmographie et la récurrence de ses lubies (ici : la prison de l'existence). Difficile de procéder autrement que par points hétéroclites.



  • La dualité entre le berger visionnaire Hias et le propriétaire de la verrerie forme un arc narratif à part entière : ils sont extrêmement différents, l'un ayant des capacités hors du commun pour prédire l'avenir là où l'autre semble prisonnier des apparences, totalement aveuglé, incapable de se projeter au-delà du secret du verre-rubis. Entre les deux, tous les villageois restent prisonniers de leur environnement, des obsessions d'un propriétaire, incapables d'anticiper les dangers malgré les annonces. Même si ces deux rapports au monde sont opposés, à l'extrême, tous deux subiront le même sort. Comme si on confondait les extralucides et les fauteurs de trouble.


  • Le film est une incitation à la prise de conscience, à la fuite de l'emprise moutonnière. Repousser les horizons, mais peut-être n'est-ce que le début d'une autre aliénation. Sentiment exacerbé par l'insertion de prises de vue exotiques : Bavière mais aussi Yellowstone aux États-Unis, des îles Irlandaises et des montagnes suisses.


  • Des passages documentaires avec le travail des souffleurs de verre. Des séquences en clair-obscur magnifiques inspirées de tableaux de Georges de La Tour.


  • L'hypnose renforce la dimension de film d'auteur obscur au dernier degré, dans un style proche de Bresson assaisonné au mystique. Les prophéties déclamées par Hias peuvent provoquer un sentiment d'apocalypse imminente.


  • "Je regarde dans le lointain jusqu'aux confins du monde, et avant même la tombée du jour, déjà, c'est la fin. D'abord, c'est le temps qui croule, puis la terre. Les nuages filent très vite... puis la terre bouillonne : c'est le signe. C'est le commencement de la fin."
    "Il se pourrait qu'ils aient vu une lueur d'espoir dans ce vol d'oiseaux qui les a accompagnés si avant dans la mer. "


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le 30 juil. 2016

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Morrinson

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