Le mouvement impressionniste au cinéma, c'est le début des années vingt : Louis Delluc, Abel Gance, et Jean Epstein, et un peu Germaine Dulac ; ce sont des gens qui se revendiquent comme auteur (bien avant la Nouvelle Vague) et qui pensent et théorisent sur le cinéma autant qu'ils le créent. C'est une époque extraordinaire où on commence à le considérer comme un art, et où farfouillent en Europe des idées sur ce que doit être le septième art, sur ce qu'il doit représenter, sur ce qu'il peut faire en tant qu'art. Jean Epstein nous livrera quelques jolis films, dont une perle, Coeur Fidèle, qu'il faut redécouvrir.

Coeur Fidèle, c'est l'histoire d'un amour entre une orpheline (Marie) et Jean ; amour contrarié par Petit Paul, qui enlève Marie, avec l'approbation de parents adoptifs de Marie.
Lorsque Jean retrouve Petit Paul et Marie, il est incriminé pour un meurtre qu'il n'a pas commis. Un an plus tard Marie commet un enfant avec Petit Paul. Seul demeure l'amour entre Jean et Marie, éternel devant la violence et l'absurdité du monde.

Contrairement à ce qu'on dit sur ce film, je trouve que acteurs brillent par leur retenue (on ne parlera pas de la beauté de Gina Manès, bien qu'il y ait de quoi) : à aucun moment on n'a l'impression que le jeu est exagéré, théâtralisé, comme c'était si souvent le cas aux premiers temps du cinématographe. Tout est contenu, tous les sentiments relèvent de l'impression (isme.)
À aucun moment l'amour (pourtant désigné comme éternel) entre Marie et Jean n'est montré à l'écran par l'épanchement de sourires, d'étreintes ; tout se joue dans les regards. Le regard glacial, agonisant de Marie, qui intériorise tout pour se protéger de la violence de Petit Paul, le regard lucide et désespéré de Jean qui va chercher Marie jusqu'au fond des yeux, par tendresse et par amour.

Notons également la beauté de certaines séquences, celle qui demeure la plus célèbre, où Marie et Paul sont perdus, au milieu d'une fête foraine, dans un montage frénétique qui montre tout à la fois, les confettis, les gens, la solitude de Marie, l'inconscience de Paul.
Mais aussi celle, surtout, où l'on demeure béat devant la surimpression du visage de l'actrice sur les vagues : ces yeux, ces lèvres qui se perdent dans les vagues, j'appelle ça du lyrisme, du vrai. Les vaguelettes semblent secouer ses cheveux, comme si son visage était vraiment plongé dans l'océan, alors que techniquement, il ne s'agit que d'une bête surimpression...

Les murs sont partout dessinés et gravés dans Coeur Fidèle : le coeur tracé à la craie par la voisine estropiée, le "for ever" du bar, incongru et triste au milieu de ce taudis ; ainsi, tout est fait pour que les intertitres prennent le moins de place possible. On assiste à une tragédie, mais la majorité des éléments de l'histoire n'ont pas besoin d'intertitres - c'est au niveau de l'image, du mouvement, et du montage que se jouent les sentiments.
Par exemple, le montage des plans de la fête foraine, où Marie est seule avec son idée fixe (Jean) alors que tout le reste est chaos, fête, confettis en pagaille, tumulte des plans qui s'enchaînent jusqu'au vertige, Petit Paul ivre de joie, inconscient du drame qui se joue dans le coeur de Marie ; elle demeure là, le regard figé, insensible au monde extérieur.

Coeur Fidèle est précurseur de tout un pan du ton "poétique" du cinéma français à venir : que ce soit l'Atalante de Jean Vigo, où l'on retrouve les images de l'eau, du fleuve qui s'écoule lentement mais sûrement, dans lequel voguent au gré des vagues les personnages principaux, victimes d'un amour qui s'effrite ; ou encore Quai des Brumes ou Le Jour se Lève : on retrouve l'histoire d'amour qui s'installe au sein d'un environnement hostile (que ce soient les décors, industriels, tourmentés, impersonnels [l'usine dans le jour se lève ; le port dans quai des brumes et coeur fidèle], les antagonistes, violents, malfaiteurs, le plus souvent jaloux de l'amour pur qui anime les amants).
Le film d'Epstein annonce sans le savoir le réalisme poétique du cinéma de la guerre ; et la nouvelle vague par la volonté de son auteur de s'affranchir des codes et des conventions (le tournage est extérieur, aventureux et indépendant).

Coeur Fidèle raconte l'histoire triste d'un amour intériorisé qui ne s'accomplit pas vraiment. C'est un amour nocturne, souterrain, qui, à l'instar des sous-entendus sexuels du film (Marie a trahi Jean par le corps mais lui reste fidèle par l'âme), fait la richesse d'un beau film mélancolique, tragiquement oublié.
Garfounkill
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le 9 oct. 2011

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