Non, je plaisante, rassurez-vous.

C'est drôle, un musicien qui chante si faux. Et alors le pauvre garçon n'en rate pas une : en voiture avec la jolie première, en montrant l'air à l'à peine moins jolie seconde, autant de démonstrations de capacité en intonation absolument désastreuses.
Je ne suis pas expert, loin de là, dans le cinéma de Rohmer, mais on m'a souvent dit qu'il avait un rapport très particulier à la musique de film, qu'il l'excluait, la dédaignait beaucoup. Dieu, je veux dire, Michel Chion, parle de l'utilisation de la musique par Rohmer comme d'un « rabotage esthétique ». Attention, ce n'est pas négatif, il exprime plus loin son attachement au cinéaste, tout en signifiant clairement que Rohmer traite la musique drastiquement. C'est Jankélévitch qui stigmatisait la rancune contre la musique, le Nietzsche contre Wagner par exemple, en la trouvant suspecte. Je me demande si Rohmer n'a pas acquis, forgé, cette rancune contre la musique, après avoir été trop critiqué. Je le soupçonne de n'avoir aucune oreille musicale. Non, je ne le soupçonne pas vraiment sérieusement, parce qu'encore une fois je n'ai aucune idée précise et fondée de son rapport à la musique dans ses autres films, et l'horrible intonation du pauvre garçon peut très bien être voulue, dans un souci de de développement de l'aspect réaliste de son amateurisme, ou que sais-je. D'ailleurs la pauvre brune qui chante avec lui chante presque aussi mal et faux, c'est triste pour une choriste.
Alors j'ignore si c'est encore une fois dans l'idée de renforcer l'impression d'amateurisme du musicien, mais c'est bien la première fois que je vois un guitariste prendre une guitare (même pas forcément la sienne), sans l'accorder au moins rapidement. Le goût du risque ?
Cette chanson, n'en déplaise à d'autres, est une calamité. Mélodiquement, c'est une honte, une insulte à des générations de praticiens d'une écriture raisonnable. Vraiment, à en rire des fois. L'exemple le plus magistral étant lorsque la petite arrive « en passant par Valparaiso », qu'elle chante une première fois un peu faux, mais pas plus que le reste, et elle se reprend, en le chantant cette fois-ci à un ton d'écart, complètement dissonant, et qu'on a le bougre qui dodeline de la tête affirmativement, l'air tout fier. Entendent-ils ce qu'ils chantent ? Je veux dire, c'est quand même fou, elle a l'oreille collée à la guitare ! Et, avec toute l'éloquence que l'on attendait d'elle, elle termine en disant « C'est génial ! C'est vraiment de toi ? » A noter que la version suivante, sur le bateau, est quand même nettement plus heureuse.

Ma bile versée, passons à tous les petits plaisirs qu'on trouve ici.

Le discours chez Rohmer. Élément de premier ordre. C'est précisément ce qui, une fois sur deux, me plaît, ou m'agace.
Il y a toujours d'étranges moments où je suis en concordance parfaite avec le discours. Des mots justes, dits simplement, intelligemment.
J'ai beaucoup aimé le petit discours sur le hasard par exemple, ou sur le groupe.
Ce qui est fantastique chez ce cinéaste (pourquoi avoir tant de mal à parler de réalisateur pour Rohmer, mais bien de cinéaste ? Tout sauf innocent, et montre en soi sinon un réel respect, du moins une certaine estime pour son œuvre), c'est le fait qu'il aborde toujours dans un film une multitude de sujets, souvent très intéressants. Après un de ses films, j'ai l'impression que si je m'en rappelais correctement je pourrais en discuter pendant des heures, aborder à mon tour ces thèmes, développer, rebondir... Il y a une sensation de liberté du discours assez vertigineuse.

Passage obligé d'une critique non-professionnelle sur ce film, bien sûr, la question : « si j'avais été Gaspard ? »
Difficile. La toute première remporterait finalement mon adhésion je pense. Elle a une petite brioche absolument délicieuse, ainsi qu'un petit air faussement innocent, une personnalité forte, mais pas trop non plus, est toujours bien habillée. Son prénom est difficile, certes, et instinctivement on ne peut plus s'empêcher de craindre pour son chat. Mais jusqu'à la fin (et particulièrement lors de la scène dans le sous-bois (mmmhh, une scène de sous-bois ! Encore !)) on suit avec un attachement certain et un parti-pris encore plus marqué l'évolution de leur petite historiette. Un petit baiser d'abord, « qui ne veut rien dire », puis un plus long, et un développement sensible... Et un dénouement finalement logique, qui marque définitivement cet aspect de conte.
Mais j'ai bien aimé la petite seconde aussi, elle a ce côté rebelle-sauvage que j'aime tant. Sa façon de narguer, gratuitement, la brave Margot, est tout à fait jouissif. En s'arrêtant en voiture, alors qu'elle est avec le garçon, dans le but évident de s'afficher avec lui, ce côté possessif retord assez félin. Après, ses principes éculés (son principe éculé) coupent le souffle à la vigueur de ce personnage, le ramollissent, et nul doute qu'aujourd'hui Rohmer ne l'aurait pas traité ainsi.
La troisième reste celle que j'aime le moins. Plus belle certes, mais nettement moins charmante, un rien ambiguë, elle aurait besoin d'être remise à sa place fissa, notamment lorsqu'elle parle de la difficulté que c'est d'être belle et d'avoir trois -ou quatre- garçons qui se bousculent pour la courtiser. Qu'elle ait hésité puis refusé l'ENA, je m'en fous un peu, ça ne la rend pas plus attrayante, au contraire. De plus elle est paradoxalement d'une superficialité éprouvante (« mes cousins trouvent que tu ne fais pas le poids »), et d'une bêtise extrêmement décevante « je suis infiniment supérieure à tous ces mecs qui tournent autour de moi ». De tous les personnages, c'est celle qui me paraît le plus rohmerienne. Comprendre « agaçant ». Et en même temps, elle relève d'une psychologie de bas-étage pour le coup plus inhabituelle chez cinéaste. Ego-centrisme, orgueil adobatien au premier degré, vulgarité... Personnellement, j'aurais un tel plaisir à la rembarrer que j'ose à peine y penser. J'ai toujours détesté ces filles qui aiment à avoir un cercle d'admirateurs masculins, et pire encore pour celles prétendant que ça les dérange. Si c'était vraiment le cas, ça ne se produirait pas. Bref.

Un sujet d'agacement : ce Gaspard est décidément plus mou qu'un album de dreampop ! Bon sang, trois midinettes à croquer, et il n'est pas capable de s'en sortir correctement. Hop hop hop, on écarte avec mépris la troisième, un petit flirt avec la deuxième, et on empoche la première, allons, c'est pas si compliqué ! Toutes trois à se prosterner devant lui...
Ce qui m'amène à l'interrogation centrale qu'a suscité chez moi ce film : il a quoi au juste ce garçon ? Il est à ce point désirable ? Sans doute est-ce ici une large part de jalousie, mais voir ce garçon avec trois filles qui se pâment à ses pieds sans qu'il lève le petit doigt, c'est un peu vexant. Dans la vraie vie ce ne sont pas souvent les filles qui accostent les garçons, encore moins deux fois de suite, on me la fait pas. Ou peut-être est-il particulièrement séduisant, attractif, mystérieux, je n'ai jamais réussi à juger ça, mais pour autant qu'il m'en paraisse il avait l'air relativement banal. Pas de quoi sortir ainsi toutes ces demoiselles de leurs cages, allons !

Sinon il y a dans ce film effectivement un humour très plaisant. Outre le comique involontaire de la première interprétation en duo de la chanson de marins, il y a celui, très à propos, de la jolie blonde qui reprend Santiano avec Gaspard, sans savoir qu'il l'a chanté précédemment avec ma petite préférée. S'ensuit que le pauvre est tout gêné. D'aucuns diront « bien fait ». C'est d'ailleurs la morale première de l'histoire.
C'est drôle, parce qu'arrive un moment où ce pauvre Gaspard (encore une fois le qualificatif « pauvre » qui me vient naturellement pour Gaspard, est-ce une résonance au « pauvre Rolland ! » beckerien ? Le malheur de la condition de Gaspard viendrait-il de ce qu'il fait subir à l'autre ? A ses prétendantes ?) n'arrive plus à s'en sortir avec ses trois petites conquêtes, et il s'installe un certain suspens truculent. Pour tout dire, on se croirait dans une émission de télé-réalité, s'attendant à tout moment à en voir sortir une, à voir son stratagème démasqué, ou quelque autre résolution qui régalera notre cerveau voyeur de relations amoureuses épanouies.

J'ai bien aimé cette forme de « conte », très marquée. On a l'impression que Rohmer nous offre un été, des vacances, et surtout les amourettes qui peuvent aller avec, et qui sont peut-être les plus délicieuses qui soient. Évidemment, ce garçon gère ça comme le dernier des manches, avec un bon sens et un jugement déplorables, mais qu'importe, on arrive à la fin, la sauce a bien prise, et on se dit « bon sang, mais c'était pas désagréable ! »

Je ne comprends pas que les Rohmer, invariablement (j'en ai déjà vu quelques uns quand même) me plaisent et me déplaisent tant, en même temps. Du coup ça a un côté très intriguant, aucun cinéaste ne s'approche de ça. C'est pas que ça ne me plaît que moyennement, mais bien que je déteste ET adore ou au moins aime et n'aime pas chaque film. Perturbant. Bien que celui-ci un peu moins, on est très centralisé dans un pour, pas de folies, mais un pour assez net. Peu d'aspérités réellement génantes. Mais je ne désespère pas de trouver un jour la réponse à ma question, à ce pourquoi. Et jusqu'à présent, si beaucoup ont tenté -à tort- de me coller l'étiquette de détracteur de Rohmer, je reste complètement ouvert à ce cinéaste, et ces étranges demi-échecs ne font paradoxalement qu’accroître mon désir, ma pulsion de compréhension de cet état, comme une avance refusée, une histoire interdite.
Adobtard
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le 27 févr. 2013

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