L'incertitude en détours et en détails

Il y a chez Kiarostami quelque chose de difficilement définissable et pourtant clairement présent, une forme de douceur inattendue émanant d'un contexte qui ne s'y prêtait a priori pas vraiment, une sorte de subtilité transversale à laquelle on finit par accéder, éventuellement. Copie conforme a beau se dérouler de manière parfaitement chronologique, avec un nombre de personnages très réduit, dans un flux narratif transparent et sans ellipse, on en ressort comme on se réveille d'un rêve aux contours flous, perdu dans une brume incertaine.


Dans un premier temps, à un premier niveau de lecture, il s'agit d'une rencontre presque banale entre une antiquaire française exilée en Italie et un critique d'art britannique de passage en Toscane pour promouvoir son dernier livre. Après une première partie assommante nous assénant son discours sur la valeur de la copie par rapport à l'original, très dense et un brin sentencieux, le film dérive vers une discussion beaucoup plus prosaïque entre les deux protagonistes au fil d'un itinéraire en apparence quelconque. Mais il y a ce moment crucial où une larme pourfend soudainement la joue de Juliette Binoche comme un éclair, initiant un questionnement qui ne nous lâchera plus : d'où provient cette tristesse spontanée ? Une question sans réponse qui inondera le reste du film d'un doute profond.


Rétrospectivement, on peut sincèrement se demander si toute la première partie de Copie conforme, avec sa longue litanie de concepts artistico-intellectuels soporifiques énoncés sans préambule, n'est pas uniquement là pour désorienter, pour anesthésier, pour contraindre à une position de repli et ainsi forcer à aborder la deuxième partie avec un recul conséquent. On peut passer la totalité du film à se demander si les deux sont mari et femme ou bien s'il s'agit d'un jeu entre les deux initié par un quiproquo puis alimenté par la provocation. La balance du jugement oscille sans cesse d'un bord à l'autre, même si certains signes tendraient à la faire pencher plutôt d'un côté que de l'autre. Mais au final, ce n'est pas tant la réponse à cette question qui importe : c'est plutôt l'atmosphère d'indétermination qui est impulsée de cette manière et le jeu des interprétations qui n'en finira pas d'enfler.


Plus que le mystère en lui-même quant à la nature de leur relation, qui restera un jeu superficiel, on peut entrer dans un autre jeu, plus empathique, lié à une série de tressaillements plus ou moins visibles. Une danse animée par plusieurs mouvements, entre rapprochement et éloignement, lassitude et amertume, rêve et réalité, espoir et désillusion. Le thème de la copie parcourt évidemment l'ensemble, avec une succession d'allusions plutôt discrètes autour du mariage, de l'œuvre artistique, ou encore du conjoint : on peut voir la thématique de la substitution à peu près partout.


Dans la fuite en avant du couple en construction, nimbée d'incertitudes, Copie Conforme peut rappeler Before Sunrise de Richard Linklater, bien que les préoccupations finales des deux auteurs soient diamétralement opposées. Dans la peinture tout en détails et en détours du sentiment amoureux, de cet effet papillon qui voit de subtiles variations engendrer des réactions radicalement différentes, on peut aussi penser à l'essai magnifique sur la reprise et la variante de Hong Sang-Soo, Un jour avec, un jour sans. On y retrouve le même type de vertige, fruit d'un travail autour de la dissonance, du décalage, de l'interférence, de la vérité accidentelle, de l'incertitude créatrice, de la vertu du malentendu, du vrai mêlé au faux. Cet échafaudage tout entier bâti autour d'un doute fondamental peut sous certains aspects confiner à la vanité voire à la parodie (comme une longue transition de la copie à l'original, encore une fois), on peut très facilement le concevoir, mais cette larme sur la joue de Binoche ne s'essuie pas aisément du revers de la main.


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Morrinson
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le 22 juil. 2019

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Morrinson

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