Le dernier long-métrage de la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi repose d'abord et avant tout sur une coupure, coupure rejointe et traversée par de nombreuses autres : coupure classique, philosophique, antique, entre le corps et l'âme ; coupure entre le rêve et la réalité ; coupure entre le monde des animaux et le monde des humains ; coupure entre la pureté et la souillure ; coupure entre le monde du travail et le monde intime ; coupure entre les hommes et les femmes ; coupure entre les chefs et leurs subalternes ; coupure entre soi et ses propres désirs, parfois ; coupure que l'on peut aller jusqu'à s'infliger, physiquement... L'image, superbement conçue, se fait le reflet de ces partitions, traversée de lignes qui la structurent et la scindent tout à la fois, comme ce plan présentant la rencontre à distance entre un chef, Endre, reclus dans son bureau placé à l'étage, et sa nouvelle employée, Mária, qui tente, en contrebas, de protéger du soleil sa diaphane personne.


Tout le cheminement du film va consister à suivre le dépassement de ces coupures, leurs sutures, leurs pontages... Alors que, lorsque la caméra se tourne vers le monde des humains, la lumière est vive, tranchante, au point que l'on pourrait se croire dans le grand Nord, l'action se situe au pays de Béla Tarr, grand maître du cinéma hongrois. "Corps et âme" est habité d'une lenteur, précise et contemplative, qui est parente de celle qui anime les films de cet illustre contemporain. Mais la lenteur vaut mieux que la glaciation, puisqu'elle suppose un mouvement, fût-il souterrain, intime. Le filmage, infiniment sensible, d'Ildikó Enyedi, en recueille les moindres indices : la caméra découpe le réel, zoome sur une main qui se crispe, un œil aux aguets ; le travail du son opère les mêmes découpages et les mêmes grossissements, captant le crissement d'une étoffe, le rythme d'un souffle, qu'il soit humain ou animal...


Les frontières s'estompent ainsi peu à peu : l'homme qui, tourmenté d'amour, ne trouve pas le sommeil, souffle comme un cerf qui cherche sa pâture ou comme un bœuf attendant le coup de grâce ; le sang qui sourd d'un corps est animé de la même pulsation, qu'il jaillisse d'un poignet humain ou de la gorge d'un bovin ; la complicité qui unit un couple d'animaux, en rêve, n'est peut-être pas si différente de celle qui pourra se tisser entre deux humains, dans le réel...


Les visages des deux protagonistes principaux - Alexandra Borbély, en Mária, et Géza Morcsányi (qui dirigea longtemps une importante maison d'édition avant d'être acteur), en Endre - servent superbement ce projet subtil, sachant imprimer à leurs traits la mobilité furtive qui est celle de leurs doubles animaux et oniriques. Le scénario met en valeur cette infinie puissance de l'infime (une seconde trop tôt, une seconde trop tard, une parole osée, ou ravalée...) et s'attache à dépasser l'antagonisme potentiellement présent dans les termes du titre, pour leur faire rejoindre la complète et pleine harmonie comprise dans l'expression "corps et âme ".


Un film magnifique, puissant jusque dans sa délicatesse, et que le spectateur regarde fasciné, tous les sens à l'affût, se souvenant soudain qu'il est animal avant que d'être homme...

AnneSchneider
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le 30 oct. 2017

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Anne Schneider

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