"Coup de cœur" est probablement le film le plus fascinant de Coppola pour la façon très culottée dont il inverse les règles de l’identification au cinéma (des personnages forts dans un monde que le spectateur peut faire sien). "Coup de cœur" propose le contraire et mise sur une humilité ontologique des personnages et de l’histoire en pensant qu’elle sera rachetée par la démesure du cinéma. On pourra juger que ce pari ne tient pas car il se révèle bien trop insatisfaisant pour le spectateur. Pourtant il révèle, au-delà des prouesses techniques, une vision singulièrement forte et touchante du cinéma. "Coup de cœur" actualise à sa façon le défi de "L’Aurore" d’un cinéma total, c’est-à-dire au fond la continuation de l’idéal baroque et romantique de l’opéra wagnérien. Bien-sûr toute la dimension spirituelle (et même biblique) de "L’Aurore" a disparu dans "Coup de cœur". Il n’y a plus la moindre transcendance et l’amour doit tenir par ses propres moyens face à l’horizon de médiocrité qui le menace. Cette sorte de déchéance de la communion mystique à l’insignifiante banalité se révèle finalement touchante car elle offre un éclairage sur l’exacte nature du cinéma de Coppola. La paraphrase hollywoodienne (idée empruntée à JP Esquenazi dans son ouvrage sur Vertigo) joue dans ce sens parfaitement pour exprimer dans cette œuvre l’expérience d’un monde (celui du Nouvel Hollywood) que les financiers et les commerciaux ont bradé aveuglément. On pourrait voir l’œuvre de Coppola, du "Parrain" à "Apocalypse Now", comme une série de variations dans ce sens (celui de la liquidation commerciale du monde). Si le pouvoir rend aveugle, l’infinie médiocrité de ce pouvoir révèle un aveuglement plus grand encore (Harry Caul, Michael Corleone ou les soldats perdus d’"Apocalypse Now" pourront en témoigner).

"Coup de cœur" joue quant à lui sur une tonalité beaucoup plus douce, intime et sensuelle grâce à une musicalité omniprésente qui lui sert de principe de base et de fil conducteur. La musique oriente à partir de sa couleur jazz, blues, swing (et la voix rocailleuse de Tom Waits) la forme et l’ambiance du film. L’ouverture pré-générique avec ses enseignes au néon perdues dans un désert de dunes déploie une sorte de rêverie érotique tout droit sortie d’un film de Fellini. Ces reliques des fastes d’une cité de lumière abandonnées au vent et au sable sont comme une vanité qui invite le spectateur à mesurer la dimension allégorique du film. Les corps féminins et les traces de pas imprimés dans le sable forment des monuments aussi chimériques que les enseignes à moitié enfouies, vestiges de palaces qui n’eurent d’autre existence que publicitaire. Le parallèle entre la ville et le corps est un autre motif de comparaison avec "L’Aurore". Là où "L’Aurore" abordait cette relation en termes d’incarnation (la mauvaise femme était la ville dans son versant nocturne et fantastique), "Coup de cœur" révèle la similitude entre les 2, faisant ironiquement de l’un le reflet de l’autre, donnant à voir dans l’agence de voyages de Franny ou la casse auto de Hank le versant rabaissé, miteux, de l’usine à rêves. L’image de Franny dans sa devanture est une sorte de mise en abyme du film lui-même, un décor fait de carton et de lumières. Franny y apparaît comme l’ouvrière ingratement exposée avec ses accessoires au milieu de l’indifférence générale (le plan montre les passants traverser le cadre sans lui jeter le moindre regard). On comprend dès lors qu’entre le rêve et la vitrine qui l’expose le lien est d’autant plus fort que le rêveur fait lui-même partie du lot. D’ailleurs lorsque Franny est accostée par Ray, le pianiste, c’est à travers la vitrine, espace d’autant mieux franchi qu’il ne sépare au fond que des mondes sans densité (Ray apparaît comme un reflet surgi du fond du décor).

"Coup de coeur" rappelle également "L’Aurore" dans son jeu avec la transparence. Dans "L’Aurore" transparences et surimpressions signalaient la dangereuse porosité entre lieux et pulsions, espace physique et vie mentale. Dans "Coup de cœur" l’inconsistance du monde et des esprits est telle qu’il n’y a plus besoin de l’image projetée. Les effets de transparence passent par des jeux de lumière qui font basculer, dans la continuité du plan, d’un corps à l’autre, d’une image à l’autre. L’appartement de Moe cède la place à celui de Maggie (2 parties du même décor séparées par un voile de gaze et alternativement éclairées). Ou bien, au cours des déambulations croisées du couple désuni (partie la plus réussie du film), la caméra traverse les reflets pour y trouver la présence manquante de l’autre (devant le miroir chez le coiffeur ou dans le bar où l’on voit Nastassja Kinski dans le verre à martini). L’espace est sans solidité mais c’est surtout l’espace intime qui se trouve atteint par l’artifice des jeux de lumière et des décors en trompe-l’œil (Hank dira à Moe : "Tu sais ce qui ne va pas en Amérique ? C’est la lumière ! Rien ne reste secret, tout est en toc, rien n’est vrai !").

L’artifice n’est donc pas une façon de masquer le vide mais plutôt de le pointer. Il y a un rapport intime avec la musique qui met en résonance le côté frime et le bourdon cotonneux distillé par le swing tempéré de Tom Waits. Le film n’est jamais plus réussi que dans les moments où la mise en correspondance entre l’image et la musique fonctionne à plein. Par exemple la scène de l’aéroport, lorsque Hank retourne vers sa voiture. La pluie commence à tomber et l’on entend les notes du magnifique morceau-titre, en bruit de fond le décollage de l’avion puis Hank rejoint sa voiture sous la pluie devenue plus dense. On a alors un très beau plan qui montre dans un effet spécial l’avion passant au-dessus de la tête de Hank, trempé par la pluie dans sa voiture à la capote ouverte. La musique appelle dans ce plan l’impression d’un doux écrasement qui se prolonge dans l’insaisissable combinaison d’artifice et de réalisme de l’effet spécial, et on éprouve alors véritablement cette empathie magique du cinéma qui se nourrit de semblables coïncidences entre le vrai et le faux.

Mais pour apprécier ces moments à leur juste valeur il faut paradoxalement en accepter la part d’anti-rêve. Les personnages et le casting seront pour certains un argument rédhibitoire (tout le monde ne supportera pas la vision de Freddie Forrest en slip kangourou). Mais au fond ces arguments contraires participent de la dichotomie sur laquelle le film travaille. Le phantasme de Coppola sur ce film était de faire un cinéma en direct à l’aide d’une batterie de caméras et de décors communicants. Introduire l’idée de la télévision sur le plateau de cinéma c’était sans doute déjà une contradiction fatale (on ne peut pas ressusciter Gene Kelly pour le faire incarner son voisin de palier). Malgré tout, d’un point de vue cinématographique cette aventure, pas moins suicidaire que celle d’"Apocalypse Now", constitue tout de même un acte admirable et un exploit qu’on n’est pas prêt de revoir.
Artobal
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le 22 août 2014

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Artobal

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