Au début, j'étais parti pour ne rien écrire et simplement continuer de regretter, en silence, la lente déperdition des talents français d'hier. Celle d'Aja, donc, qui n'a rien fait de mémorable depuis Mirrors il y a 12 ans (!), celle de son collaborateur Grégory Levasseur avec la "tentative" Pyramide qui l'a probablement torpillé à vie, jusqu'à celle de Laugier avec son inénarrable Ghostland en passant par celle de Maury et Bustillo avec… eh bien, rien depuis plus d'une décennie, en fait. Sauf qu'apparemment, la flamme continue de brûler chez de nombreux irréductibles envers cette "french touch" que le monde nous envia au début des années 2000 ; qu'il existe toujours un amour vivace du cinéma de genre français, effectivement mené par quelques figures talentueuses. Et puis, j'ai réalisé que Crawl s'était hissé, avec l'aide d'un algorithme sans doute un peu foireux mais tout de même, à la première place des meilleurs films d'Alexandre Aja. Aja, c'est vrai, fut une figure du genre, et en cela incite au respect. Le problème, c'est que ces figures (outre le fait qu'elles ne tournent plus à domicile, mais c'est un autre débat) sont en train de changer. Bien sûr, les Fargeat, Moreau et autres Khalfoun n'atteignent pas la qualité de forme qu'on trouvait chez leurs aînés il y a une quinzaine d'années, ce qui contribue à rendre leur éclosion plus difficile (elle finira, je l'espère, par arriver) ; par contre, plus le temps passe, et moins je réussis à conserver un semblant d'intérêt pour les films de nos grands noms d'hier, qui semblent davantage courir après une gloire passée que tenter de faire du cinéma.
Même en lui cherchant une excuse, pas évident de dire en quoi il peut être difficile aujourd'hui de faire du bon cinéma fantastique aux Etats-Unis, pays d'adoption de la quasi-totalité des films d'Alexandre Aja. Il existe une réelle demande, les financeurs ne manquent pas, la production explose, certains studios bâtissent même leur fortune sur ce genre exclusivement (comme Blumhouse, sans forcément parler de la qualité intrinsèque de leurs films). Aja, en particulier, se débrouille pour être produit par Sam Raimi. SAM RAIMI ! Alors comment peut-on se foirer autant ? J'ai franchement essayé d'aimer Crawl de la première à la dernière image, mais le résultat est un navrant pot-pourri d'approximations, de maladresses, le tout agrémenté d'une petite note de je-m'en-foutisme qu'on sentait largement poindre dans les derniers films du cinéaste, et qui, ici, explose au grand jour. Le principal problème du film vient de ses raccords absolument dégueulasses, qui donnent l'impression de regarder le film en salle de montage. Le travail n'est pas terminé : chaque plan ou presque commence ou se termine par une erreur de raccord, y compris et particulièrement dans les séquences d'action où Aja et Levasseur nous font avaler les couleuvres par paquets de douze. Qu'il s'agisse de l'attaque d'un croco surgie de nulle part, la façon dont la lutte se déroule, son issue, quasiment aucune scène ne tient debout, il se passe toujours quelque chose d'illogique, une petite ellipse qui casse le flux, un geste qui ne se termine pas comme il aurait dû. Chaque séquence où l'héroïne se bat, ou essaye d'échapper à l'un des monstres du film, sonne faux.
Le problème aurait pu être réduit si Aja s'était soucié d'un minimum de cohérence. Ici, à trop compter sur la suspension d'incrédulité, il se prend les pieds dans le tapis et s'étale sans aucune grâce. Les crocos, personnages principaux, ne sont pas identifiés comme des menaces, car l'héroïne ne souffre d'aucune des blessures qui lui seront vaguement infligées. Aja montre un crocodile adulte de plusieurs centaines de kilos attrapper à pleine gueule un bras ou une jambe, avant de suggérer furtivement la blessure infligée : une petite cicatrice de quelques millimètres. Tout va bien, le spectacle peut continuer. Double bénéfice, en plus de ne pas être crédible, le film n'est pas non plus violent, et les rares scènes légèrement sanglantes sont tellement édulcorées dans ce qu'elles montrent, ou dans leur issue, qu'on finit par s'en désintéresser complètement. Autour de ces scènes, c'est donc l'ensemble du film qui manque de sens : les péripéties n'étant jamais crédibles, on se moque de leur évolution, et, de toute façon , même l'écriture de base enfile les incohérences, en particulier par rapport à la structure des lieux (les personnages rampent, mais en fait peu après on réalise qu'ils avaient la place de tenir debout, puis ils franchissent un obstacle, mais en fait peu après on se rend compte qu'ils n'auraient en réalité jamais pu le franchir, etc, simplement inimaginable).
Et puis, enfin, il y a la musique, les effets sonores. Aja a de ce côté toujours été de la vieille école, du bon gros jump scare avec des bruits métalliques soudains qui ne servent pas à grand chose, mais qu'on pardonnait au regard des nombreuses qualités de forme visibles par ailleurs. Ici, le désert de mise en scène et l'accumulation des erreurs les plus basiques a failli me rendre fou à la dixième attaque de croco faisant un bruit de bulldozer qui cale, comme si tous les sons, même sous l'eau, même produits par des animaux, même contre des murs en pierre, devaient avoir des accents métalliques et brutaux comme dans la première production Netflix venue. Apparemment, le sound designer était un stagiaire - sans doute le même qui, au générique de fin, a osé programmer "See you later, alligator". Non, personne n'était vraiment présent sur ce film, pas le réalisateur, pas non plus le scénariste, pas non plus le monteur, malheureusement pas beaucoup plus les acteurs qui lisent leur texte et souffrent (raisonnablement) des petites morsure de croco, visiblement aussi émus par l'arrachage de leur propre bras que par une piqûre de guêpe. A la fin, les gentils s'en sortent. C'est peut-être ce qui a achevé de me rendre le film aussi antipathique : cette lutte finale sur un énième fond vert, où nos héros regardent l'hélico qui vient les chercher, avec un petit regard face caméra qui dit "vous voyez, y a pas eu de sang". Génial, c'est exactement ce que j'espérais en allant voir un film d'horreur. Alexandre, il faudrait, peut-être, envisager de prendre ta retraite ; ou de partir enfin rallumer cette flamme, qu'on savait éteinte, mais dont même les cendres commencent ici à se disperser.