Oui, le titre un brin peu pompeux sonne comme un traité de sociologie criminelle pour élèves de première année, mais il se veut bien évidemment un clin d'oeil au Crimes et châtiments de Dostoïevski.


On y retrouve les obsessions habituelles de Woody : New-York, les adultères et les crimes passionnels qui en découlent, les anecdotes de perversions sexuelles terrifiantes, Hitler, la religion pesante, l'amour pour le cinéma, l'absurdité de la vie et les blagues sur l'échange de flux. Des richesses inépuisables et des thématiques familières aux yeux de ses admirateurs puisqu'on y a droit dans la plupart de ses productions (d'Ombre et brouillard à Match Point en passant par l'Homme irrationnel).


En 89, Allen a déjà pas loin de 25 ans de carrière derrière la caméra, une maîtrise technique et narrative presque incomparable à l'époque, et sa cinéphilie démonstrative (cf les scènes de cinéma avec sa nièce) lui donnent un certain recul sur la façon dont ses deux plus grandes obsessions sont habituellement représentées au cinéma : L'amour et la mort, des muses qui jouissent d'un traitement un peu automatisé à l'écran. Peu importe les réalisateurs, peu importe les époques, les dénouements sur grand écran sont toujours différents de ceux de la vraie vie, c'est d'ailleurs ce que le personnage de Cliff Stern (Woody Allen) explique à Judah Rosenthal (Martin Landau) à la fin du film, une fois que l'autre lui a confessé son histoire personnelle sous forme de scénario. 
Ainsi, au cinéma le criminel doit avouer car c'est l'essence du drame, que le poids de la culpabilité écrase tout et rend invivable l'existence du criminel. Or, en vrai, la plupart des délinquants s'accommodent assez facilement avec leur conscience pour peu qu'ils ne soient pas jugés et condamnés.


C'est ce constat misanthrope qui va lui inspirer Crimes et Délits.  Sur écran, les histoires d'amour finissent toujours bien, le gentil triomphe du salaud, et la belle tombe dans les bras du "héros". Les criminels sont rattrapés par des inspecteurs hors pair. Et si la justice des hommes ne les confond pas, celle de Dieu prend le relais.


Le poids du péché aux yeux du créateur étant plus écrasant que la culpabilité qui accable celui qui purge sa peine dans une cellule de prison de 7 mètres carrés. C'est ce que notre éducation judéo chrétienne et même cinématographique nous enseigne depuis toujours (Saint Alfred Hitchcock, justement mentionné dans le film).


La scène du repas en flashback interactif, est à ce titre une merveilleuse illustration des tourments de Judah (Martin Landeau). Sa tante communiste rendue cynique par la vie, lui apprenant qu'il n'y a pas de justice, pas même divine, en prenant l'holocauste comme preuve absolue. Son père, juif pieux assénant "qu'il préfère Dieu à la vérité".


À ce titre, la culpabilité, a-t-elle une quelconque influence sur un criminel athée qui échappe à la police ? C'est la question qui taraude Woody Allen depuis toujours. Lui juif non pratiquant en proie aux tourments de la passion et probablement également titillé par des envies de meurtres sur d'ex-compagnes.


Ça se termine mal, le meurtrier s’accommode très bien de son forfait, il a fait assassiner sa maîtresse et ne sera jamais arrêté, et le malheureux réalisateur est condamné à voir la femme dont il est amoureux se marier avec un connard qui a du succès. Et si tout cela n'était qu'une question de point de vue ? Est-ce que Woody Allen, est bien le gentil de l'histoire, lui qui est prêt à tromper sa femme, qui se montre possessif, injustement supérieur vis à vis des autres, n'aurait-il pas ce qu'il mérite ? Et Angelica Houston, une hôtesse de l'air en détresse psychologie qui tente de ruiner le mariage de son amant par rancœur, n'a t'elle pas également provoqué son sort ?


J'exagère évidemment, mais la morale du film est un peu la suivante : nous sommes le résultat de nos propres choix, ils nous définissent. Y a t'il les bons d'un côté et les méchants de l'autres ? Devant une telle confusion, comment la justice pourrait-elle fonctionner ? La justice divine et celle des Hommes sont-elles convergentes ?


Les blagues qui ponctuent le film font presque toutes mouches. Certaines figurent même en haut de son carnet de blagues "ta lettre d'amour était bouleversante - Merci, mais j'ai copié la plus grande partie sur Joyce, tu as dû te demander pourquoi je faisais aussi souvent référence à Dublin...". On s'incline. Woody le boss incontesté de la vanne culturelle.


On décèle également une caricature de cinéaste comique pontifiant sous les traits du personnage Lester joué par Alan Aldan... Et je me fourvoie peut-être mais j'ai cru lire une discrète autocritique. Lui qui donne des conférences dans les universités et qui a pu marteler des formules péremptoires un peu creuses du genre "le comique c'est du drame plus du temps....", un peu dragueur, avec un succès incroyable... Car Woody préfère toujours incarner à l'écran les minables combinards sans envergure, mais il a également conscience de son statut d'auteur à succès dans la vraie vie. Il semble bien se moquer de lui même à voir Alan Alda débiter une déclaration d'amour pleine d'emphase envers New-York. 


Niveau casting, on se félicite de revoir Martin Landau en ophtalmologiste obsédé par l'idée que l’œil de dieu soit partout, Anjelica Houston en femme fragile délaissée, Mia Farrow en Mia Farrow et Woody en loser envieux.


Crimes et Délits est un sommet de cette période, à ranger au même niveau qu'Hannah et ses sœurs ou la Rose pourpre du Caire.

Negreanu
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le 4 sept. 2020

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