Un homme élégant déambule une clope à la main au milieu d'une foule anonyme. L'air pensif, l'allure impériale, il trace son chemin à travers le tumulte d'une rue new-yorkaise au matin. Magnifié par l'objectif qui l'isole dans ce cadre surpeuplé, son chemin suit les percussions et la mélodie mélancolique du Missing de Bruce Springsteen. Plus tard, alors qu'il passe devant un parking, un cri d'enfant arrête sa course. Il se retourne pour voir une petite fille souriante se précipiter dans les bras de son père. Une scène heureuse qui fait resurgir aussitôt chez l'homme le souvenir de sa propre fille disparue. Il continue son chemin, tout à son amertume et à son chagrin. Avec une seule idée en tête, aujourd'hui n'est pas un jour comme un autre. Aujourd'hui est son jour. Depuis le temps qu'il l'a attendu... Ils vont enfin le relâcher, l'homme qui a détruit sa vie, le chauffard qui, quelques années plus tôt, lui a pris son enfant. Une raison pour ce père endeuillé de se réjouir à l'idée de pouvoir enfin se venger.


Sorti en 1995, Crossing guard est le second long-métrage réalisé par l'acteur Sean Penn, lequel donnait ici la vedette à l'inégalable Big Jack dans un rôle quelque peu inhabituel. L'acteur y incarne Freddy Gale, un modeste bijoutier en pleine déshérence depuis la mort accidentelle de sa fille de six ans, quelques années plus tôt. Erratique et incapable de faire son deuil, Freddy s'est enfoncé par la suite dans une vie dissolue, condamnant du même coup son mariage. Car à l'inverse de son ex-femme, laquelle a refait sa vie et tente tant bien que mal de se reconstruire après le drame, Freddy se refuse à accepter ce qui est arrivé, la mort de sa fille ayant initié pour lui une trajectoire inexorablement descendante. Incapable de s'assagir, son comportement excentrique et frivole cache en fait la douleur persistante d'un deuil impossible auquel répond continuellement l'échec de sa vie de couple. Tout entier tourné vers l'idée de la vengeance comme seule réponse possible à son chagrin, il prémédite le meurtre de celui qu'il considère comme l'unique responsable de la destruction de sa famille et de de sa propre déchéance. Le salop d'ivrogne qui a percuté son enfant le temps d'une brutale marche arrière.


Sauf que de l'autre côté du film, Sean Penn nous présente John Booth (David Morse), tout juste libéré de prison, comme un homme foncièrement bon, continuellement hanté par le remords et la culpabilité et qui se refuse à se donner une nouvelle chance d'exister pour lui-même. Niant jusqu'à la perspective d'une idylle avec la charmante Jojo (magnifique Robin Wright) pour qui il ressent une attirance réciproque, ce colosse au coeur ravagé se retrouve bientôt face à ce père, bien décidé à le tuer. Lors de leur première confrontation, les deux hommes s'accordent pourtant sur un ultimatum, juste le temps pour Freddy de se préparer à passer à l'acte et pour Booth d'accepter son sort.
Mais leur antagonisme révélera par la suite une improbable tentative de l'un pour secourir l'autre. Car la seule vengeance ne saurait en définitive délivrer le père endeuillé du poids de ses tourments. Il devient alors évident pour John Booth qu'il doit à tout prix sauver de lui-même celui qui s'est juré de le tuer. Une quête de rédemption qui trouvera pour point d'orgue cette sublime course-poursuite nocturne à travers les artères d'une métropole endormie et débouchant sur un final déchirant, propre à réchauffer les coeurs les plus glacés.


Nimbant son film d'une somptueuse atmosphère urbaine, magnifiant les trajectoires fracassées de ses deux protagonistes sans jamais céder au moindre manichéisme, Sean Penn livrait avec Crossing Guard un de ses meilleurs films en tant que réalisateur. Une oeuvre puissante qui pousse le spectateur à s'interroger sur la légitimité de toute tentative maladroite de justice personnelle, d'autant plus quand celle-ci vise à punir une personne bien consciente de la douleur qu'elle a causée. La réussite du film doit évidemment beaucoup au talent de ses comédiens. Si Jack Nicholson s'y révèle une fois de plus impérial et particulièrement touchant dans son rôle de père meurtri, il se voit ici entouré d'une distribution au diapason. De Anjelica Huston à Robin Wright en passant par David Morse qui trouve ici probablement son meilleur rôle à l'écran, tous se révèlent irréprochables de justesse dans des rôles pour le moins difficiles à incarner.


Passé inaperçu à sa sortie en salles, Crossing Guard reste encore aujourd'hui injustement méconnu. Certains se borneront probablement à n'y voir qu'un mélo de plus aux forts accents lacrymaux mais il n'en reste pas moins que ce second long-métrage reste encore aujourd'hui l'un des plus beaux films de rédemption qu'il m'ait été donné de voir. Un drame intense et poignant qui oppose à la quête d'une vengeance maladroite, l'espoir d'un possible pardon.

Buddy_Noone
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le 31 août 2016

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