Deux originalités notables dans ce film épistolaire de l'Histoire estonienne.


D'une part, le sujet : l'épuration ethnique des pays baltes au milieu du XXe siècle. Le 14 juin 1941, suite à l'invasion et l'annexion des États baltes par l'Armée rouge en 1940, des milliers de familles estoniennes sont envoyées en Sibérie sur ordre de Staline. Le film prend le parti de raconter cet épisode historique à travers les lettres qu'échangeront une femme et son mari, séparés dans les événements. Des violences qui font évidemment écho (un écho appuyé, notamment à travers l'image des wagons) à d'autres qui survenaient à ce moment-là dans une partie plus occidentale de l'Europe. Durant une quinzaine d'années, elle lui racontera par écrit la peur du quotidien et des lendemains incertains, la faim à travers les rêves éloquents de sa fille, et la solitude, loin de tout. Mais elle gardera l'espoir chevillé au corps jusqu'à la fin, ce qui confère au film une certaine tonalité et lui évite, dans une certaine mesure, de sombrer dans une forme de complaisance à décrire la misère humaine.


D'autre part, la forme : car pour illustrer ces victimes de la politique stalinienne, Martti Helde a fait le choix radical de donner vie à des tableaux. Comme des photos en relief dans lesquelles on pourrait plonger pour explorer les environs, on parcourt ces moments d'Histoire figés en Noir et Blanc. On évolue au milieu des personnages immobiles, dans un décor qui, lui, devient mobile, au gré des mouvements de la caméra. Cette façon de littéralement rentrer dans une photo d'époque au cinéma (la question se pose d'ailleurs de savoir quelle est la nature de cette œuvre) me paraît inédite. C'est une chorégraphie immobile de la souffrance parfois sidérante, en plusieurs tableaux, ni entièrement documentaire, ni entièrement fictionnelle.


Et ce sera là sans doute la principale limitation, l'écueil qui agacera tous ceux qui ne seront pas captivés par la magie de ces images du début à la fin, et ce malgré la courte durée du film. À la longue, le procédé se fait un peu répétitif, l'entreprise prend éventuellement des allures poseuses et prétentieuses. Une succession de tableaux que certains jugeront artificielles, un artifice purement visuel qui se fait au détriment d'un approfondissement du point de vue historique de l'occupation des pays baltes. Mais du point de vue esthétique, force est de constater l'originalité et le caractère fantastique (au sens "presque surnaturel", durant un certain temps tout du moins) de la démarche qui vaut, à elle seule, le détour.


[Avis brut #69]

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le 17 mars 2016

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Morrinson

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