Impossible de ne pas penser au premier long métrage de l'immense réalisateur russe, Andrei Zviaguintsev, "Le Retour" (2003), devant le propos de ce dernier film de Gilles Marchand : un père, séparé de la mère, entraîne leurs deux jeunes fils dans une fuite vers l'extrême nord de l'Europe, vers une île désertée dans le premier cas, au cœur de la forêt suédoise, forêt alvéolée de lacs, dans le deuxième cas. Même présence obstinée de l'eau, de la nature sauvage, même opacité menaçante concernant les intentions du père, même tension dans les rapports entre le grand mâle et ses deux rejetons.


Mais, que l'œuvre de Gilles Marchand s'inscrive consciemment ou non dans cette filiation, elle ne pâlit pas de la comparaison avec celle de son illustre prédécesseur, dans la mesure où elle s'aventure vers des rivages inexplorés par son aînée : le fantastique est présent en ombre, mis au service d'une plongée vers les zones les plus obscures de l'âme. La caméra très précise de G. Marchand embrasse les paysages, les fouille, joue des reflets de l'eau comme d'une protagoniste, de la succession des troncs comme d'un décor mobile ; elle sonde les visages en s'approchant toujours plus près d'eux, par un glissement insensible qui semble vouloir percer l'enveloppe et ne s'arrêter qu'à l'intérieur de la psyché. Les plans sont beaux, composés comme des tableaux et, même lorsqu'il filme l'angoisse, G. Marchand en recueille la beauté ou le pouvoir de fascination.


À travers l'œil de Tom, œil noir comme un puits, ourlé de cils particulièrement sombres (regard du formidable Thimothé vom Dorp), on bascule ainsi dans les peurs enfantines, retrouvant des sensations perdues : toute la charge de menace qui peut sourdre d'une porte entrebâillée ouvrant sur l'obscur, l'inquiétante animation d'arbres balancés par le vent... La musique, composée par Philippe Schoeller, est sobre et envoûtante, parfois au bord du grincement, mais rarement présente, si bien que les scènes sont souvent muettes, laissant la place aux bruits naturels, volontiers saugrenus, participant à l'éveil de l'angoisse. Et lorsque les humains, prenant la parole, font entendre leur propre son, G. Marchand excelle, depuis "Qui a tué Bambi ?" (2003), dans l'écriture de dialogues qui semblent parfois suspendus entre réel et onirique, comme si les personnages, à nu, échangeaient des propos que l'on n'oserait tenir qu'en rêve, tant ils plongent dans l'inavouable.


Si la caméra adopte souvent le point de vue de l'enfant, scrutant le visage de l'adulte (Jérémie Elkaïm, parfait), sa nuque, son regard perdu dans d'inaccessibles pensées, le point obscur du film reste la figure du père, figure insomniaque, doublée d'une étrange silhouette de diable que le plus jeune des fils est le seul à percevoir : que veut ce père ? Quel est son projet ? Happer ses deux fils dans un retour à l'Eden ? Les soustraire par le meurtre à une mère jadis intensément aimée ? Pourquoi ces migraines qui lui interdisent le sommeil ? Pourquoi cette supplication, adressée à son fils, d'entrer en dialogue avec le diable que celui-ci perçoit ? Le scénario laissera ces questions en suspens, convoquant, dans un final superbe, à la fois la figure du Roi des Aulnes, repris par Michel Tournier sous les traits d'Abel Tiffauges, et celle de Saint Christophe, achevant ainsi d'orienter le questionnement vers la figure du père et les ambiguïtés de son rapport à l'enfant.

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le 9 mars 2017

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Anne Schneider

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