En termes de dénonciation d'un système corrompu n'hésitant pas à sacrifier la donnée humaine dans la poursuite de ses intérêts, le nouveau film de Todd Haynes s'inscrit dans une veine bien connue du cinéma d'enquête américain. Fer de lance du genre en s'attaquant au scandale du Watergate, "Les Hommes du Président" nous vient bien sûr immédiatement en tête mais, depuis, ce type d'affrontement journalistique, politique ou judiciaire voyant des David se lancer dans une lutte a priori perdue d'avance pour faire tomber des Goliath intouchables n'a cessé de se multiplier et a permis de faire connaître à un public conséquent tout autant l'obstination courageuse des premiers que les manipulations innommables des seconds. En ce sens, le nom de Robert Bilott au cœur de l'affaire de "Dark Waters" ira désormais sans doute se placer non loin de ceux des héros de "Erin Brokovich" ou de "Révélations" dans la mémoire populaire, et ce sera probablement plus grâce à son incarnation physique par Mark Ruffalo à l'écran dans ce film (dont il est à l'origine) que par l'article "The Lawyer Who Became DuPont's Worst Nightmare" de Nathaniel Rich racontant déjà son histoire en 2016 dans le New York Times Magazine.


Avocat en pleine ascension professionnelle en 1998, Robert Bilott va faire un choix qui va à jamais bouleverser sa vie, celui de s'intéresser au cas d'un fermier de Virgine Occidentale persuadé que ses terres sont le fruit d'une pollution sciemment dissimulée par le géant de l'industrie chimique DuPont. Quelque part, Bilott est le prototype de héros parfait pour ce type d'histoire, un chevalier blanc des temps modernes prêt à tout sacrifier, car il choisit de mettre sa carrière en danger non seulement à cause d'un regard posé sur son propre passé et de gens qu'ils se refusent à abandonner mais il s'attaque aussi de lui-même -et avec le soutien assez admirable d'un associé interprété par Tim Robbins- à un des plus riches clients du propre cabinet où il travaille. S'ensuivra ainsi une lutte acharnée devant les juges qui va s'étaler sur près de deux décennies et la révélation d'un énorme scandale de santé publique que la firme DuPont a tenté de garder longtemps sous silence au prix de bien trop nombreuses vies humaines...


On s'y attendait un peu : devant l'ampleur et le déroulement de son sujet, "Dark Waters" se retrouve souvent pris au piège des passages obligés inhérents au traitement d'une telle enquête judiciaire et de ses rebondissements. La route vers une potentielle victoire est jonchée d'embûches attendues dans ce type d'affaire, les ellipses entre les étapes des diverses procédures (parfois de très longue durée) brisent notre implication de spectateur avant de la retrouver, les scènes consacrées à la vie familiale bousculée de Robert Bilott donnent trop souvent l'impression de combler deux instants passionnants par des banalités (la plupart du temps, la pauvre Anne Hathaway dans le rôle de l'épouse n'aura pas grave chose à se mettre sous la dent pour briller si l'on excepte... on y revient plus tard), le côté paranoïaque vis-à-vis des méthodes nuisibles de DuPont n'en reste qu'au stade d'une rapide épreuve évoquée parmi tant d'autres... Difficile de le nier, on a vraiment le sentiment que "Dark Waters" est parfois trop ligoté par son propre cheminement et tout ce qu'il doit recouvrir.


Toutefois, s'il ne s'écarte pas tellement d'un sillon déjà tracé et bien connu, ce traitement classique n'entâche en rien la portée de la révélation de ce scandale édifiant car ce qui se dresse avant tout face à DuPont, ce bulldozer tentaculaire ayant littéralement injecté son venin dans toute une société par bien des aspects, c'est justement ce que cette entité monstrueuse a cherché à éluder et à étouffer tout au long de ses méfaits : le facteur humain. Et ça, Todd Haynes ne le perdra jamais de vue, faisant de ces hommes, de ces citoyens et de ces avocats, dressés devant le titan industriel prêt à tout pour les briser, le cœur de son long-métrage. À l'investissement humain hors-norme de Bilott à les faire tomber se greffera toujours l'existence à jamais détruite du fermier à l'origine de l'affaire, les longueurs procédurales et les manœuvres abjectes de DuPont s'accompagneront inévitablement de la lassitude psychologique (ou physique) des plaignants ou de leurs représentants, les semblants de victoires devant un tribunal ne seront pas forcément synonymes de meilleurs horizons pour les plaignants... Même sur certains ressorts où le film apparaissait trop rigide, comme la relation de couple malmenée de Bilott, "Dark Waters" viendra nous donner tort en insufflant une dose d'émotion inattendue dans une dernière partie où sa femme sera obligée de prendre les devants pour ne pas devenir à son tour un dommage collatéral de cette affaire. Cela aura été toute la force du film et du regard que Todd Haynes a posé sur ce scandale sanitaire en définitive : ne pas oublier que derrière le combat judiciaire opposant cet avocat à un géant de l'industrie chimique se cachait celui d'un homme représentant le réveil de milliers d'autres à jamais blessés par un système qui ne les voyait plus que comme les variables insignifiantes d'une équation économique (la mise en valeur de chacune de ces individualités dans la conclusion de ce combat n'en sera d'ailleurs que plus ironique).


Classique, oui, "Dark Waters" l'est en s'inscrivant dans la lignée d'illustres aînés, ce qui oblige son réalisateur à se faire oublier derrière les codes requis pour narrer une affaire si dense, mais, en gardant toujours de près ou de loin un œil sur les conséquences humaines d'un tel scandale, Todd Haynes réussit parfois à les contrecarrer et à donner un véritable supplément d'âme à son long-métrage. De plus, Il n'est même pas utile de rajouter à quel point ce genre d'histoire est encore plus nécessaire aujourd'hui, il suffit juste de voir le nombre d'affaires similaires ayant éclaté par la suite aux États-unis (la crise sanitaire de Flint dans le Michigan en 2015 pour ne citer qu'elle) et à travers le monde entier avec des dégâts écologiques que l'on sait aujourd'hui irréversibles, sans parler de celles qui éclateront tôt ou tard. "Dark Waters" ne nous conte qu'une bataille au sein d'une guerre de bien plus longue haleine...

RedArrow
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le 26 févr. 2020

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