Généralement, le cinéma français a une idée très précise de la manière avec laquelle il aborde la délicate question du malaise des banlieues : en étant descriptif, (lourdement) démonstratif et militant. Une démarche que La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995) et Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, 1997) vont d’ailleurs symboliser jusqu’à la caricature. Pourtant, le cinéma français est capable d’investir la thématique sociale différemment, en échappant à la dictature du “faire vrai” et du discours convenu (politique, sociologique), comme nous le montre Jean-Claude Brisseau avec De bruit et de fureur. Point de politique, d’obsession documentaire ou de velléités démonstratives ici, l’approche que nous découvrons est purement cinématographique, transfigurant le réel pour étayer un véritable point de vue et inviter ainsi à la prise de conscience.


La question du regard, d’ailleurs, se pose en toute logique : en se focalisant uniquement sur la réalité brute, sur le ressenti premier, on ne peut voir le monde que par le bout de sa petite lorgnette. En se dotant des lunettes du militantisme, on peut vite devenir borné et malvoyant. C'est-ce qui arrive à cette famille de banlieue qui reste prisonnière des émotions et du marasme quotidien (Jean-Roger se claquemure dans la haine et suit le chemin de son père ; Marcel, ce dernier, se complaît dans une logique pseudo-anarchique et un statut de petit voyou). Avec De bruit et de fureur, justement, Brisseau tente de lutter contre l’aveuglement qui est le nôtre bien souvent, en nous invitant à prendre du recul et de la hauteur, en nous incitant à la lucidité à l’égard de notre société et des troubles qui la gagnent.


Ce regard malvoyant, on le retrouve dès la première scène, dès le premier plan, lorsque le jeune Bruno arrive à Bagnolet et découvre un quotidien plein “de bruit et de fureur” (la violence qui éclate entre voisins), un univers pénitencier asséché en espoir (tout n’est que béton et barres d’immeubles, le ciel est invisible et les horizons sont bouchés). Avec la même sagacité, la mise en scène nous fait percevoir le rétrécissement progressif du champ de vision de Bruno au contact de Jean-Roger : on regarde le monde du fond de la classe ou devant le poste de télévision, en épiant à travers une fenêtre ou caché derrière un mur, pour entrapercevoir une violence qui se banalise (le viol dans une cave, les meurtres à la télé) et une injustice qui se répand (la loi qui est remise en cause, les professeurs qui expriment leur impuissance, l’assistante sociale qui démissionne, etc.). Voir le réel ainsi, cela revient à croire que la vie est forcément insupportable. Cela revient à légitimer toutes les dérives et toutes les postures de fuite ou d’abandon : à quoi bon lutter si le bonheur est impossible en ce bas-monde.


Pourtant le monde peut être beau si on prend la peine de le regarder. Et le malheur n’est pas une fatalité si on parvient à s’éveiller. C'est-ce que nous dit en substance Brisseau à travers les différentes rencontres que fait Bruno durant son périple. En effet, sans verser dans l’optimisme béat, il défend les vertus du travail et de l’apprentissage comme gage de réussite sociale ou personnelle. Au contact de l’enseignante, Bruno découvre la beauté et la grâce (les cours de poésie et de danse) ainsi que la douceur des sentiments (la bienveillance et l’attention qu’il reçoit). Il remarque surtout que le monde ne se limite pas à ce qu’il voit au quotidien (élégante séquence du globe terrestre au cours de laquelle il s’étonne que l’on puisse vivre sur Terre sans “tomber”). De la même façon, en croisant la route du grand frère de Jean-Roger, il comprend que l’on peut être issu d’une cité et parvenir à s’émanciper ou à s’épanouir.


Mais pour véritablement interpeller le spectateur, pour éveiller sa lucidité et son esprit critique, Brisseau préfère détourner son film du sérail dans lequel on l’attendait forcément : il ne s’agit pas de reproduire fidèlement le réel, et de s’inscrire dans un registre purement documentaire, mais bien d’utiliser les possibilités du médium cinématographique pour développer une réflexion bien plus existentielle. Il se réapproprie ainsi les codes du western et de la tragédie (la citation de Shakespeare, mise en exergue, suggère même une dimension mythique) pour aborder différemment le rapport à la loi et à la morale : la cité, à l’instar d’une ville du far west, est un endroit dépourvu d’autorité (parent absent, Etat impuissant...) où l’enfant est libre de ses choix moraux. Il n’y a pas de déterminisme social ou de fatalité, il peut tout aussi bien suivre le chemin de la voyoucratie que de l’honnêteté. Mais pour goûter au bonheur, il lui faudra sans doute partir : la cité étant, comme l’affirme le père de Jean-Roger, un lieu perpétuellement en “guerre”.


Car Brisseau demeure très pessimiste sur le sujet : il faudrait un véritable miracle pour que les choses changent. C'est d’ailleurs ce “miracle” que l’enfant demande constamment au fantôme qu’il aperçoit, un miracle qui n’arrivera jamais car la violence du réel finit toujours par rattraper les doux rêveurs. Le recours au fantastique permet, en tout cas, d’aborder finement la question du sens que l’on veut donner à son existence. L'apparition spectrale de cette femme évoque évidemment cette mère qui manque cruellement dans la vie de Bruno, dont la présence se limite à des post-it collés sur le mur, et plus généralement l’absence de repères pour pouvoir avancer dans la vie. Et sans repères, nous dit Brisseau, il faut presque un “miracle” pour voir où se trouve la porte de sortie qui mène au fameux “ascenseur social”. Un miracle qui devient sans doute réalité, à la fin, puisque Jean-Roger semble prendre conscience des efforts à fournir pour pouvoir s’en sortir. Un miracle toutefois au goût bien amer, puisqu’il survient seulement après les larmes et le sang. La souffrance était peut-être le tribut à payer pour gagner en clairvoyance ?

Procol-Harum
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le 2 déc. 2021

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Procol Harum

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