"Deep End", c’est l'extrémité profonde du bassin, ce que l’on pourrait appeler le "Grand Bain", ou mieux encore "Le Bain des grands". Le titre du film est donc tout à fait adapté à son sujet : l’expérience par un jeune garçon de l'adolescence, à travers sa première excursion hors du milieu familial. Confronté au sexe et à l'argent, au jeu de leur présence et de leur disparition, il lui faudra apprendre à surnager là où il n'a plus pied. Issu d'un foyer protégé, il devra s'adapter à un univers sans morale ni raison, où il ne sera plus central mais périphérique. L’élément aquatique inscrit dans le tableau ce qui semble non-dit, gommé : le milieu maternel. Et le cinéaste appuie la métaphore puisque le héros finit par perdre son pucelage lorsque le bassin est vidé de son eau. L’œuvre initiatique de Jerzy Skolimowski est donc moins une éducation sentimentale qu'une bouillonnante éducation physique. Ce ne sont pas les petites aventures, les premiers émois, ni même les disques et les soirées que le cinéaste choisit de raconter. Il ne verse pas dans la chronique. Ce qui l'intéresse, c'est la mutation pubertaire, le bouleversement organique transformant un individu en un autre, la rupture qui coupe une existence en deux. Par la lutte et le brio, il sait tirer d'une matière inanimée des idées vivantes, des idées de cinéma. Dans chaque plan il y a quelque chose à arracher, une neutralité à vaincre.


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En plaçant le récit dans le lieu presque clos des bains publics, Skolimowski synthétise tout ce qui a trait à la mise en situation collective. Vestiaires, douches, cours de gymnastique occupent un rôle déterminant. Le décor exhale des odeurs d’eau chlorée et ressemble à un fragile échafaudage de carton et d'allumettes, un théâtre de marionnettes au bord de la ruine, soutenu par un étrange méli-mélo de fils à coudre, de câbles et de ficelles. Susan passe son temps à rembourrer et rafistoler des coussins. Les lampes pendouillent maladroitement au plafond, montant ou descendant, tandis qu'un but de water-polo coulisse vers la surface de l'eau en grinçant. L’endroit exhibe l’impitoyable décrépitude des visiteurs : les visages adultes sont bouffis par les rides, leurs corps déshabillés apparaissent flasques et affaissés. Une nympho fellinienne dingue de foot laisse la caméra palper les années de bacon entassées dans son soutien-gorge — grand moment de cocasserie. Les aplats monochromes, verts, jaunes et bleus ternis, organisent la progression dramatique du récit, qui se résout logiquement dans les pourpres de la tragédie. Plus précisément, le thème du sang, donné dès le générique par une caméra qui suit les canalisations peintes de rouge frais, irrigue les affrontements entre les protagonistes. Procédant par à-coups et bombages, Skolimowski recourt à des tonalités fortes non en raison de leur impact oculaire, encore moins pour des motifs de décoration, mais pour les tensions qu'engendre leur juxtaposition et qui renvoient aux fluctuations intimes des personnages. Toute une série d'"offensives chromatiques" rythment les moments forts du film, le faisant fugacement basculer dans l'absurde surréel ou l'onirisme. Circonvolutions, contorsions, rotations perpétuelles : le tournage à l’épaule entraîne de longues périodes où le changement de cadre se substitue au changement de plan. Deep End distribue ses scènes au gré d’une sorte d’action painting, nourri de graphismes et de coloriages.


Thème central, donc : l'adolescence, qui consiste en la découverte de son propre corps et de son rapport aux autres. C’est une période où tout semble précaire, où l'édifice de la vie paraît si fragile, si instable, qu'on s'attend à chaque instant à le voir basculer. À cet âge, le sexe est déterminé par deux paramètres incontournables : la maturité bien plus précoce des jeunes filles d’une part, l’impuissance des garçons à leur offrir quoi que ce soit dans un système ne fonctionnant que sur l'échange d’autre part. Ces derniers n'ont ni liberté, ni argent, ni prestige social, et même pas d'expérience. Ils n'ont rien de ce qu’elles désirent pour se libérer de l'enfance et que leur offrent les adultes. Certes les rivaux de Mike n’ont pas grand-chose à donner d’autre que le prestige du commandement (le prof de gym exerçant son autorité sur son troupeau de collégiennes ricanantes) ou une perle d’un demi-million (le fiancé) : mais en cela ils jouent gagnant. Susan (l’envoûtante Jane Asher, ex-girlfriend de Paul McCartney) couche ainsi avec le premier, vieux beau un peu minable trimballant ses cheveux grisonnants et son pauvre cabriolet, qui croit trouver chez les jouvencelles qu'il séduit un aveuglement à sa propre médiocrité. Elle a un fiancé qu'elle va épouser, il a de l'argent et une situation. Rien n'interdit de penser qu'elle se prostitue aussi plus ou moins dans les cabines de bain. Elle n'est la dupe de personne, sinon d'elle-même. Elle se pavane comme sur un podium, un peu trop sûre d'elle et de son sex-appeal qui cache mal son cynisme naissant de grande personne. Encore joyeuse et espiègle, elle songe déjà à son confort de future femme au foyer. Elle règle sa vie sur la provocation et le compromis, mais ne s'en tire que dans la mesure où ses partenaires observent les mêmes règles du jeu et se définissent eux aussi par le mensonge. Le geste involontairement meurtrier de Mike apparaît alors comme l'instrument d'une fatalité immanente, car son jeu à lui est fondé sur la sincérité.


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L'intelligence de Skolimowski est justement d’utiliser Susan comme une projection du héros dans l'univers de l'interdit. La sexualité juvénile ne transite qu'exceptionnellement par les boîtes ou les salles spécialisées de Soho ; les danseuses nues n'existent pour elle que dans un univers fantasmatique. Ces jeunes restent fascinés par les icônes enfantines d’un érotisme rêvé, totalement aliéné, aspirent à un amour dont ils ignorent la nature, et qui ne subsiste que sous la forme sublimée d'un désir rejeté. En cela, Deep End est une peinture saisissante de la première génération à avoir vécu son adolescence après ce qu'on a appelé la révolution sexuelle et qui n'était qu'une hystérie puritaine. Dans une scène particulièrement drôle, Mike erre à la périphérie, sur le trottoir du cabaret, faisant le bonheur du souriant vendeur de hot dogs installé au coin de la rue ("with mustard ?"). Et soudain le voilà précipité en plein centre de la réalité dévoilée du lieu, dans la chambre d'une prostituée, vieille, grosse, à la jambe plâtrée, brave femme plutôt ordinaire qui depuis son lit contrôle l'ouverture de sa porte par un astucieux système de poulies. Le masque tombe, le fantasme s'évanouit, disparaît l’idéal d'un plaisir souhaité par chacun et obtenu par personne, et se révèlent les traits du commerce, du travail, de la misère quotidienne. L'interrogation qui obsède l'adolescent c'est : pourquoi pas moi ? Qu'ont les adultes que je n'ai pas ? Ils ont quelque chose à échanger. Et en effet Susan ne commencera à le prendre au sérieux que lorsqu'il aura une vertu à monnayer : son imagination, qui lui permettra de retrouver le diamant, le symbole même du pouvoir du fiancé. Car la pierre est tombée dans la neige, et les deux amants se retrouvent projetés dans une logique purement poétique. Puisqu’il est impossible de distinguer le bijou des milliards de flocons scintillants, il faut ramasser toute la neige pour ensuite la faire fondre. Selon un raisonnement aussi délirant et implacable que tous les stratagèmes de cet âge, le seul lieu rendant l’opération possible est le fond de la piscine : le diamant ne pourra s'en échapper. Effectivement il réapparaît, cette fois propriété de Mike qui, prenant les choses très littéralement, réclame son dû sur le champ. Il installe une parodie de lit, se déshabille et y attire Susan. Elle vient. Dès lors il a compris quelque chose au sexe même si tout se passe vite, mal, sans satisfaction. Il a aussi compris qu'il n'y avait pas d'amour dans cette relation marchande.


Deep End est plein de l’aigreur triste d’un hiver anglais que réchauffe à peine la musique de Cat Stevens. Mais malgré sa lucidité tranchante, ses élans de noirceur et de cruauté, le film est une comédie, ponctuée d'instants burlesques souvent irrésistibles. Tout en candeur, malice, curiosité, John Moulder-Brown évoque un Antoine Doinel passé outre-Manche. Quand il ne file pas sur son vélo, il court à perdre haleine dans un parc en hiver ou il a, au fin fond de l'eau, des visions de sirène ondulante parmi les reflets de javel. Le dépaysement qu’inspirent ses ardeurs, sa frustration et ses agitations cyclothymiques collent pourtant à une certaine réalité contemporaine, car le style du réalisateur vise à l'essentiel, refuse de sacrifier la moindre parcelle de temps au pittoresque ou au descriptif. Skolimowski épouse la course de l’adolescent, ses allées et venues fiévreuses, sans cesse contrariées, semblables à des lignes musicales syncopées. Il déploie ainsi avec une vivacité et une acuité toute particulières sa mise en scène des corps en mouvement, son sens de l’espace (portes fermées ou dérobées, postes d’observation, chausse-trappes dans les lieux cloisonnés), et maintient une tension permanente entre le passage à l’acte et sa temporisation, en dessinant des arabesques oniriques qui s’ornent de broderies compliquées. La psychologie même ne l'intéresse que dans sa traduction en gestes. Si les personnages existent de manière aussi évidente, c'est parce qu'ils réfractent le Londres prolétaire à l’orée des années 70. C’est aussi parce que les choix du cinéaste induisent la circulation, la nervosité, la fraîcheur. Mutation perpétuelle d'un lieu unique, avec cette piscine constamment repeinte en couleurs pop. Improvisation, lorsque Mike met en marche le signal d'alarme afin d'empêcher Susan de faire l'amour dans la cabine avec le professeur : panique totale, ils sortent en se reboutonnant, n'ayant visiblement pu aller jusqu'au bout. Chaque séquence, traitée en instantané ou menée à l'arraché jusqu'à son terme, cerne comme à l'emporte-pièce les contours d'un portrait très concerté. Tout ce qui est effet traditionnel, tout ce qui a trait à l'artisanat du cinéma est parasitaire dans ce travail singulier, dont le style réside dans la légèreté de la touche, la précision du détail, la fluidité abstraite de l'écriture. Avec une expression personnelle oscillant entre un pathétique et un comique décalés, le cinéaste emploie la caméra pour faire des plans-phrases qui stimulent, intriguent et questionnent.


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Thaddeus
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le 7 juin 2015

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