Le plus beau des portraits de femme (en hommage à Christine Pascal)

Le plus méconnu des films de Bertrand Tavernier.
Le plus oublié (14 notes sur Senscritique).
Sans doute son meilleur film.

Tavernier lui-même ne parle pas volontiers de Des enfants gâtés - comme si son investissement personnel, son propre engagement, ou plus exactement son propre engagement via Christine Pascal, y avaient été trop importants.

Le film constitue un tournant (avorté) dans son oeuvre. Il abandonne provisoirement les films d'époque brillants et plébiscités par la critique et par le public, les scénaristes professionnels et reconnus (Jean Aurenche notamment), les récits linéaires - pour s'engager dans une entreprise incertaine avec deux scénaristes débutantes (Charlotte Dubreuil future réalisatrice et surtout Christine Pascale). Et si la relation nouée par Tavernier avec celle-ci ou l'état de son couple à l'époque (le film est dédié à son épouse, avec une dédicace très singulière) "ne nous regardent pas", elle finit par déborder bien au-delà des individus concernés et par toucher à l'universel. Au plus profond.

Alors que ses précédents films, assurément riches, valaient par une intrigue linéaire et somme toute classique, Des Enfants gâtés présentent une structure très (trop ?) éclatée, avec un réseau très complexe de thèmes entrecroisés qui tous finissent par se rejoindre. Et le principal malentendu relatif à la lecture du film tient sans doute au fait que ces liaisons ont été mal perçues et que la grande richesse d'ensemble a été perdue, sacrifiée au seul profit d'un des ces thèmes, en fait assez ordinaire.

Pas moins de six directions possibles, vers lesquelles porter regard et réflexion :

1. la thématique sociale, avec l'association des locataires en lutte contre les abus, les manipulations, les scandales commis par les gros propriétaires. Ce thème initial, évident, en avant-plan, cristallise l'ensemble des regards et des critiques.Il n'est que la partie immergée de l'iceberg, ou une manière de déclencheur, d'illustration immédiate d'éléments bien plus importants. Au premier degré, il n'est que l'exemple, certes valorisé, d'une société déliquescente avec la montée de la misère, du chômage, du désespoir (évoqués sans aucun pathos, avec même une réelle légèreté), au milieu des escrocs, des margoulins, profiteurs, parfois lâches, toujours cyniques - propriétaires et promoteurs, agents immobiliers mais aussi patrons, sous-chefs zélés, journalistes indifférents, politiques manipulés/manipulant (Daniel Toscan du Plantier, convaincant). L'essentiell n'est pas là. Pas du tout.

2. la mise en abîme du cinéma, évoquant un peu Fellini, ou les frères Coen avec Barton Fink et son scénariste en proie aux affres de la création. Antoine Rougerie, personnage principal du film interprété par Michel Piccoli (excellent) est très explicitement la représentation de Tavernier, metteur en scène, confronté à la création difficile d'un nouveau scénario; il y a même plusieurs allusions à son dernier film "la Mort en direct" ... alors même que Tavernier ne tournera ce film que quelques années plus tard. Et Michel Aumont dans le rôle du co-scénariste, en clone explicite de Claude sautet (auquel il ressemblait d'ailleurs physiquement) est également à son avantage, dans des scènes de travail à deux, avec d'immenses panneaux affichés aux murs couverts de mots, de flèches, de renvois, lancés par jets et correspondant à leurs intuitions immédiates ("j'ai une idée géniale ... je ne vois pas le film à Paris, non, en province, à Saint-Etienne ...) Ce second thème finira par être, très étroitement, lié, au premier - la prise de conscience de la réalité sociale par un metteur en scène très privilégié, pas du tout concerné jusque là (voir comment il accueille les membres de l'association lors de leur premier passage), et la façon dont le scénario va alors évoluer en conséquence ... jusqu'à ce que le premier rôle soit confié ... à une femme.

3. Le portrait (certes au second plan) d'un groupe humain, d'une petite communauté solidaire, thème lié à l'esprit des 70', ou à nouveau à l'influence de Claude Sautet. Le meilleur exemple en est sans doute la scène du couscous improvisé débouchant sur une inénarrable séance de diapos, où renaissent de redoutables souvenirs de la façon la plus drôle, avec images à l'envers, images sans aucun rapport avec le thème proposé (les vacances en Bretagne), et la collection de tous les pointes bretonnes, cauchemars de tous les enfants contraints de suivre les parents aux extrêmes du Finistère. En animateur, Gérard Jugnot débutant est irrésistible. Il ne fera plus jamais mieux ...

4. La transformation irréversible du paysage parisien - avec un début, aussi surprenant qu'excellent : une chanson composée par Jean-Roger Caussimon et Philippe Sarde, à la façon des goualantes de Bruant ou de Carco, interprétée avec verve et brio par Jean Rochefort (!) et Jean-Pierre Marielle (!!), évoque le Paris éternel, en totale contradiction avec les images présentées (très belle photographie d'Alain Levent, délavée, presque surexposée, triste) montrant terrains vagues, chantiers, boue, grues immenses et nouveaux immeubles impersonnels ...
"On y cause en argomuche
et Pantin se dit Pantruche
Ménilmontant Ménilmuche
Et le temps n'y change rien ..."
Tout au long du film, apparaîtront des images de ce Paris en mutation, où l'on construit désormais des bureaux "parce que cela rapporte plus que les espaces verts ou les habitations". Cette tranformation de la ville, la nostalgie qui l'accompagne, portée par la photographie et la musique (très belle relecture des oeuvres de Marin Marais par Philippe Sarde), renvoie à la fois aux mutations sociales précédemment évoquées et à un début de désillusion dans la parenthèse enchantée de l'après 68.
Ce thème, en filigrane mais essentiel, du désenchantement court ainsi tout au long du film, comme un retour à la réalité après le temps de la révolte, de toutes les provocations et de tous les enthousiasmes incontrôlés. Le monde à basculé vers un réel bien plus cru, bien plus ordinaire et bien plus redoutable. Des Enfants gâtés témoigne, au mieux, (parce que de façon infiniment délicate) de ce basculement.

5. Les enfants - c'est un des éléments les plus troublants du film. De façon régulière, l'intrigue principale est troublée par l'évocation de la femme du metteur en scène (Arlette Bonnard), avec qui il ne vit que de façon ponctuelle, confrontée en tant que psychologue, ou psycho-rééducatrice à des enfants souffrant des plus grandes difficultés de communication, toujours en rejet du monde des adultes, de façon aussi violente qu'étouffée. Et d'autres évocations, toujours régulières, des enfants viennent se mêler à l'action et aux dialogues centraux des personnages principaux.

Se pose alors le grand mystère du titre - (définitivement ?) impossible à résoudre : "des Enfants gâtés" ? Les deux termes sont totalement ambigus. S'agit-il de ces enfants-là, mais alors pas gâtés du tout, ou alors gâtés au sens premier d'abîmés, presque suicidaires, comme le dit la voix off à la fin du film ... "jusqu'à devenir un homme comme les autres - si meurtris qu'ils ne le sont plus ..." ? Ou s'agit-il des "grands enfants", des adultes, un peu trop gâtés, trop préservés pour percevoir la réalité du monde, ou en passe de découvrir l'autre face du monde, le bout des rêves, la difficulté des passions et qui, comme les enfants ont désormais tant de mal à communiquer ? L'ambigüité du titre demeure - poétique et forte.

PAUSE - on peut considérer que la critique (aparemment longue jusque là) va pouvoir ... commencer - et que tout ce qui précède peut être tenu pour très secondaire, voire pour facultatif. L'ESSENTIEL N'EST PAS LA.

6. Des Enfants gâtés est aussi, surtout, une histoire d'amour passion entre le metteur en scène (qui ne s'engage, peut-être, que pour cela dans le combat social) et la jeune femme (Christine Pascal) qui anime le comité des locataires. Leur passion est quasi immédiate et irréversible.
(Ils marchent dans la rue. Les mots sont difficiles) (Elle)
"J'voudrais être sûre qu'on fait pas ça parce qu'on a rien à se dire ...Ca m'est arrivé de coucher avec des types, comme ça, par paresse ... Et puis merde, j'ai envie ..."
L'initiative vient évidemment de la femme et le scénario doit tout à Christine Pascal. Elle y engage son exigence de liberté totale, et prend tous les risques, dans la ligne de ce qu'elle avait déjà apporté à "Que la fête commence", mais de façon encore plus profonde et bien plus personnelle. Le don, pour le partenaire et pour le spectateur, passe par le corps mais aussi par les mots, dans une interpellation directe (assez rare au cinéma, inédite chez Tavernier) du spectateur, en termes très crus, très intimes, très engageants, presque dérangeants, à très haut risque. Le risque est le même, encore plus fort dans la relation nouée (et qui finit par échapper à la fiction pour rejoindre celle, vraisemblable, entre Christine Pascal et Tavernier, et l'histoire du spectateur - la vôtre , la mienne). L'histoire d'amour passion entre Antoine et Anne est immédiate, irréversible et dissymétrique. Dans cette histoire, et du fait des codes sociaux, l'homme ne risque à peu près rien (hors la tristesse provisoire de la rupture à venir, inévitable) - il conserve le nid familial, le cocon de façon régulière et le repère professionnel gratifiant et prenant. La femme engage sa vie, à fond - "tu viens, tu sonnes, et moi j'ai qu'à attendre, qu'à ouvrir ..." Alors le regard clair de Christine Pascal dans son visage de gitane tourne à la colère. Son exigence de liberté absolue,revendiquée avec la plus grande force, est aussi forte que désespérée. La séparation, tout en désespoir contenu pour elle, en tristesse nostalgique pour lui est désormais douloureuse mais inévitable. Elle aura lieu à l'improviste et sans stylo pour noter le nouveau numéro de téléphone ...

Dans ce film, à l'évidence, Christine Pascal, fait plus que s'investir - elle donne au-delà d'elle-même.

La suite est très troublante.

Christine Pascal qui avait joué jusque là dans tous les films de Tavernier ne le retrouvera que dix ans plus tard (pour une apparition dans Autour de minuit).
Elle passera, ce qui pouvait sembler inévitable, très rapidement à la réalisation avec des films sans concession dont les plus intéressants (Félicité, Zanzibar) sont aujourd'hui oubliés.
Et la tragédie prendra fin vingt ans après, en 1996.
pphf

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