A l’heure du mot d’ordre « sois toi-même » ou de l’injonction à la jouissance en tant que marqueur de réussite, le titre du film sonne comme sa meilleure incarnation. Encore une énième réalisation autour du désir faisant l’apologie de l’hédonisme individualiste ? Desire Will Set You Free contient dans sa pellicule bien plus que ce qu’il semble annoncer. Le long-métrage du réalisateur Yony Leyser plonge son public dans les milieux marginaux et alternatifs de Berlin et s’intéresse particulièrement aux questions d’identités sexuelles et de genre.


Les spectateur.ice.s suivent principalement l’histoire d’Ezra, un jeune artiste juif et palestinien homosexuel – un rôle joué par le réalisateur lui-même –, qui est nourrie de faits réels. La scène d’ouverture, au milieu de l’après-midi dans la cour arrière en friche d’une boîte de nuit, plante le décor et annonce la couleur. Au cœur des discussions pseudo-philosophiques sur la jouissance, l’ethos du « punk », qui attire fortement Ezra, se dégage un rapport libéré au sexe, que théorise Catherine, une expatriée canadienne exerçant une attraction considérable aussi bien sur les hommes que les femmes. Mais de fait, c’est bien l’identité qui constitue la toile de fond des discussions de l’ensemble des personnages suivi.e.s, qui forment une véritable constellation de la diversité du genre et des attirances sexuelles. À ce titre, cette œuvre est une formidable initiation à la découverte et à la compréhension de cette même diversité, loin de certains clichés (« c’est à la mode », « ce sont des malades » ou « c’est un problème de bourgeois » etc), dont le film se joue assez souvent.


Alors que les grosses productions demeurent relativement conservatrices sur ce sujet, bien que certain.e.s aient commencé à s’en saisir (The Danish Girl par exemple) avec plus ou moins de réussite, le résultat auquel parvient Yony Leyser tranche par son authenticité et son traitement juste. Pendant l’entièreté du film, la parole est (re)donnée à ces milieux communautaires, tant une vie et une organisation qui leurs sont propres se forment à l’intérieur de la ville de Berlin. Leur expérience douloureuse de ce qui est vécu comme une inadéquation, débouchant sur un mal de vivre ou une confrontation, entre leurs orientations et les normes imposées par une société hétéro-patriarcale, se résout par cette entrée dans un environnement libérateur qu’iels trouvent à Berlin. Ce qui se joue également est un surinvestissement dans leur définition d’elleux-mêmes par leur particularité, laquelle est source de méfiance de la part de personnes étrangères à leur situation.


La complexité de l’identité de genre est correctement restituée et évite un manichéisme « hétéro » vs. « LGBTQ+ ». Celle-ci se matérialise lorsqu’Ezra manifeste à la fois son incompréhension et une forme de dégoût vis-à-vis du souhait de son petit ami Sasha, un jeune homme russe homosexuel immigré, lorsqu’il finit par lui avouer son désir de changer de sexe. Le film porte ainsi en son sein une ambition politique – bien que la politique de Vladimir Poutine vis-à-vis des minorités sexuelles ne soit jamais explicitement abordée – et met par exemple le doigt sur la transphobie qui existe chez certaines personnes homosexuelles. En filigrane se dessine même une analyse intégrée de différents rapports de domination : Ezra, en tant que jeune artiste bourgeois hédoniste et homosexuel, ne parvient jamais à parfaitement comprendre les contraintes matérielles de Sasha, à court d’argent, sans réseau de solidarité avant de le connaître, multipliant les jobs précaires (escort, drag-queen etc).


Le film charrie donc de nombreuses émotions, offre certaines scènes surréalistes – une scène d’orgie au bord d’un canal rappelant la scène d’amour dans les dunes désertiques dans Zabriskie Point. Une bande son dynamique (David Bowie, Nina Hagen, Peaches…) sert le propos et l’image, cette dernière offrant à l’œil berlinois averti ses cadres de divertissement. De nombreuses scènes, très suggestives, mettent en relief ce désir, tantôt langoureux, tantôt brutal des personnages au milieu de discothèques ou bars où se retrouvent gays, lesbiennes, drag-queens ou trans. Encore une fois, la justesse des témoignages touche. À l’instar de cette scène opérant comme un rite d’initiation au groupe pour Sasha, durant laquelle différent.e.s personnes trans narrent leur transition et leur joie de pouvoir enfin se sentir elleux-mêmes. La transition réussie de Sasha présente enfin un contraste saisissant face à l’inanité de la recherche désespérée du désir pour lui-même d’Ezra, ou de la plénitude de Catherine, qui ne vit pas de conflit entre identité et désir.


Aussi la légèreté du film n’évacue-t-elle pas pour autant des confrontations sérieuses. Mais ce qui s’en dégage, c’est bien la volonté d’appréhender la vie simplement et ce en fuyant l’hostilité d’un monde étranger à ses différences. Chose intéressante, la plongée dans ce microcosme fait finalement apparaître l’hétérosexualité ou le rejet d’orientations sexuelles non validées par la société comme ce qui précisément semble anormal, à travers un ou deux personnages tampons, ayant un pied dans ces milieux souterrains tout en s’en préservant.


L’œil de la caméra se pose donc sans jugement sur ses acteur.ice.s, et sa pellicule en dégage les « tranches de vie » des milieux alternatifs. Desire Will Set You Free se caractérise par sa sincérité, et réussira particulièrement à accrocher un public déjà averti à ces questions et à cette sous-culture, dont les aspects les plus saillants sont relativement bien mis en valeur. « Paris est une fête », disait Ernest Hemingway. Elle s’est déplacée à Berlin.

Argentoine
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le 18 mai 2016

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