Formellement, un réalisme friedkinien, à l’orée du documentaire, froid et névrotique. Dans l’intention, un engagement politique provocateur, un coup d’épaule à l’Amérique style Lumet. Oui, les films de Bigelow ont quelque chose d’anachroniques qui font ressurgir les grands noms des années 70. Et au-delà de ça, la réalisatrice convoque des figures thématiques diverses, comme celle du Jeanne d’Arc de Dreyer, dont elle emprunte par exemple le regard égaré dans le final de Zero Dark Thirty.


Detroit prolonge l’œuvre politique de Bigelow. Un sujet casse gueule : une Amérique noire et blanche divisée, irréconciliable. Un cadre anxiogène qui se resserre en trois actes, d’abord la foule mouvante, puis le huis clos, et enfin le procès. Et à chaque chapitre, la même tension grandissante, mais qui change de camp. Et c’est peut-être là, la vraie réussite de Detroit. Le manichéisme n’est que de surface.


En réalité chaque personnage est piégé, l’émeute fait des victimes des deux côtés. Le premier personnage, bien évidemment, c’est l’émeute, toujours en toile de fond, toujours présente . Bigelow la présente longuement, l’introduit comme elle introduit ensuite les autres protagonistes, on comprend très vite que dans cet étau, tous les personnages n’auront qu’une seule issue, et qu’ils n’en sortiront pas indemnes. Cette fatalité vaut pour les victimes noires, réunies par les circonstances, comme pour le personnage de Will Poulter, ambiguë, transporté par la frustration, coincé dans un combat perdu d’avance. L’émeute oriente son geste, elle le transporte, et il ne fait que suivre un mouvement qui le dépasse. Comme les autres, il est acculé, broyé par ses mécanismes.


Bigelow nous montre comment ces circonstances hors-normes jette les personnages dans un piège duquel ils ressortiront tous blessés. En résulte un film difficile, dans lequel on sent que la situation peut péter à tout moment, que le moindre écart peut conduire au sang. Une expérience horrifique en somme, mais soutenue par un énorme travail d’investigation, d’interviews, de fouille documentaire, de recoupements d’informations.


À ce film virulent, la réponse le fut tout autant. Comme on a accusé Bigelow d’être une femme dans un cinéma d’homme (le cinéma d’action). On l’a accusé avec Detroit d’être une blanche abordant un problème de noirs. Cette légitimité dont elle manquerait, elle en a fait justement le sujet de ses films. Être en guerre, ou en situation d’émeute nous donne-t-il le droit à la torture ? Être une majorité ou une minorité nous permet-il de dicter les droits d’autrui ? Au fond, la question est la même.

Florian_FASSETTA
10

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le 25 sept. 2018

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