Mon premier Dardenne, peut être ai-je commencé par le bon, justement. Car le visionnage de "Rosetta" (dans la foulée) a été beaucoup plus difficile pour moi. Ici, je vois la lumière, pas avec Rosetta. Là les larmes se transforment en sourire, l'échec n'est pas complet et l'entraide triomphe (presque). Je sais que le personnage de Rosetta avait un parti pris assez étrange, et une vie bien plus complexe que Sandra mais quand même, en ces temps de crise, il est bon de savoir qu'un foyer solide et de la persévérance peuvent aider à s'affranchir du malheur. Car Sandra débute mal dans ce film, elle est dépressive et une fois qu'elle se sent mieux et veut retourner travailler, patatra, elle apprend qu'elle est licenciée. Le pitch est simple: Sandra a deux jours (et une nuit), soit un week-end, pour convaincre 16 de ses collègues de voter pour elle et donc de renoncer à leur prime de 1 000 euros. Il y a la culpabilité, le besoin, le rejet mais au bout de la chaîne il y a cette question: combien vaut vraiment un salarié? Dans l'univers de l'entreprise, un salarié malade sans lequel on a maintenu l'activité, n'est-il pas un poids (économique) une fois "guéri"? Autant de questions que soulèvent un système, où l'on remplace un homme par un autre, où l'on est près à tout pour garder un emploi. Alors Sandra répète, honteuse, s'excusant presque, à chacun de ses collègues sa petite tirade, il faut refaire le vote, elle a besoin d'eux. Et les réactions sont humaines, trop humaines: des refus, des larmes, des prises de consciences. Car oui, c'est bien plus qu'un seul destin qui entre là en jeu. Quand Sandra arrive et quémande, fragile, son travail, sa vie en somme, c'est d'autres vies qu'elle bouscule. Elle vient briser de bien trop fragiles équilibres et c'est parfois un ouragan qui se déverse sur ceux qu'elle rencontre. Tout est filmé simplement, en suivant Sandra au plus près, sans jamais la quitter. On entend tout, on ressent tout à travers elle. Son parcours, c'est celui de chacun, celui auquel nous confronte une réalité bien triste: nous devons nous vendre sans cesse.

Autour de ce presque rituel de Sandra, s'agrègent d'autres enjeux: le couple, la famille, et l'entraide. Ce ne sont jamais des êtres condamnables car s'ils sont parfois très vifs dans leurs réactions, c'est une violence sociale bien plus forte qu'eux qui les entraîne dans une survie permanente. Comme une meute de loups où seul le plus fort va survivre. Car si Sandra reste, un autre, peut-être partira. Dans le couple, Sandra est portée par la force de son compagnon, qui croit en l'avenir, refuse de laisser tomber. Sans cette force autour d'elle, ce que n'avait pas Rosetta, il n'y aurait pas cette lumière permanente de début d'été qui accompagne Sandra. Une musique triste ne paraîtrait pas tout à coup libératrice. Dans ces répétitions fabuleuses des mêmes mots, des mêmes gestes, des mêmes excuses, et dans leurs variations, il y a aussi des moments de grâces, où simplement quelque chose de nouveau se créer: un échec, un balbutiement, une victoire. Sandra a très souvent le souffle coupé, elle retrouve peu à peu sa parole, car elle défend finalement les autres mieux qu'elle même.

Pour incarner Sandra il fallait une actrice solide avec un corps d'albatros. Je m'explique: quelqu'un de majestueux comme empêché dans sa progression tel l'albatros de Baudelaire. Et la fragilité féroce de Marion Cotillard, ce paradoxe qui la fait avancer en tant qu'actrice, avec plus ou moins de réussite, est porté ici à son paroxysme: quand elle pleure, quand elle rit, quand elle ploie, quand elle se répète " je ne dois pas pleurer" et s'effondre. Dans tous ses gestes, il y a quelque chose qui fascine, surtout parce qu'elle se meut parfaitement dans la mise en scène des Dardenne: cette confrontation permanente, à la fois douce et terrible, où elle est tantôt au centre, tantôt confrontée à l'autre. Cette absence de musique où il faut alors envahir tout le cadre, remplir l'espace d'une présence, voilà autant de paris que l'actrice gagne. Et ceux qui l'entourent aussi. Une direction d'acteurs réussie, pour un film qui gagne dans sa progression, sa sobriété et son regard humain sur les choses. Mais, surtout, cette acuité à capter des enjeux d'un monde où décidément tout ce qui a des failles est mis de côté, où l'on demande à un humain de donner une valeur économique à un autre, alors que c'est simplement donner, sans qu'il soit forcément question d'argent, qui comble. Donner un regard, en recevoir un, deux, trois ou plus en retour, et être l'étincelle qui fait jaillir l'envie de continuer à se battre.

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le 27 mai 2014

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eloch

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