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Sorti en 2016, Divines avait conquis le coeur de nombre de spectateurs, remués par la générosité d’une œuvre aussi amusante que bouleversante. Mais comment expliquer une telle réussite ? Disponible sur Netflix à l'heure où les salles de cinéma ont fermé leur porte, le film mérite bien que l’on se penche dessus…


Dès l’ouverture du récit, le film se noie dans un bleu mystérieux sur lequel plane l’envoutante litanie d’une prière musulmane. Au fur et à mesure, la texture se fait forme, devient plus concrète, tangible, jusqu’à ce que des figures humaines apparaissent. Ce mouvement continu, qui voit la caméra faire corps avec sa matière spirituelle, pour ensuite donner vie à la matière réelle, insinue que les individus ne sont que l’émanation d’une énergie première, divine. Surtout, la mise en scène accorde une même dignité ontologique au spirituel et au réel , en embrassant leur forme respective, et en montrant leur articulation. Pourtant, quelques secondes plus tard, alors que rien ne préparait à cette légère rupture de ton, l’humour se diffuse, par l’intermédiaire du personnage de Dounia, qui presse Maimouna de la rejoindre. Cette incongruité place directement le film dans une position particulière, atypique même, dans la mesure où la réalisatrice filme avec la même déférence, le même amour et respect, le cérémonial religieux et la liberté de ton de son héroïne, son caractère indomptable et inaliénable. Ce numéro d’équilibriste, le film le maintiendra tout le long.


En effet, la richesse de l’oeuvre provient de sa capacité à faire tenir ensemble des aspirations contradictoires qui possèdent en elles-mêmes leur raison d’être, leur force de conviction, leur énergie. Le désir de s’enrichir matériellement, côtoie celui de s’élever spirituellement. L’inclination de l’amour rivalise avec l’ambition, tandis que l’insolence, l’effronterie et l’insoumission n’affaiblissent pas l’ombre des questionnements existentiels, identitaires et religieux qui taraudent le personnage.


Pour cette raison, Dounia est un personnage fascinant, à multiples dimensions, qui unifie toutes les contradictions qui l’animent dans un même mouvement d’affirmation de soi. Je crois que pour rendre compte de la diversité des désirs qui gisent en Dounia, Houda Benyamina a fait le choix de dépeindre un espace lui-même habité par cette tension entre l’un et le multiple, comme pour faire écho à la situation de Dounia, dont l’intégrité de son être (son unité) se compose en réalité d’une multitude de désirs. Il me semble que l’on peut lire cet espace comme une sorte d’excroissance poétique, de prolongement symbolique du personnage. Il en révèle la face duale et contradictoire à travers tout un travail sur la réversibilité.


Tous les lieux dans Divines symbolisent une chose et leur contraire, comme pour signifier le vacillement existentiel d’un personnage sans cesse tiraillé entre plusieurs désirs. Prenons la salle de danse par exemple. Elle est dans un premier temps le lieu que Dounia toise du regard. Tranquillement assise sur son perchoir, à l’abri depuis les hauteurs des installations techniques, elle contemple, un brin moqueuse, les performances scéniques d’une troupe de danse. Avec Maimouna, elles imitent ces jurys qui s’octroient le droit de juger de la qualité d’une prestation. Singer les codes télévisuels de l’évaluation artistique les maintient à distance : elles ne font pas corps avec ce qu’elles voient, elles n’appartiennent pas à ce milieu artistique, malgré l’indéniable fascination que celui-ci exerce sur elles. Le crachat et les moqueries agissent alors comme des rappels : l’attrait de ce monde n’efface pas le fossé social qui les sépare de la scène. Ce lieu pointe donc du doigt un écart.


Mais cet écart se renverse ultérieurement, après que Djigui, ce jeune danseur lui-même d’extraction modeste, a pris possession de son espace à elle, en la confrontant sur les hauteurs. Il l’empêche de se conforter dans un espace, la force à sortir de sa zone de confort, en lui volant notamment plus tard ses économies. Dounia n’est plus comme « maitre et possesseur » du lieu. Le pouvoir d’attraction de Djigui la met en mouvement, la rend mobile. Ce n’est alors pas de mobilité sociale dont il est question, mais plutôt de mobilité mentale : celle qui pousse à se confronter à un espace étranger, à se découvrir au contact d’une réalité autre. En descendant dans l’arène, dans ce lieu réservé à une élite artistique, Dounia voit la salle de danse acquérir une nouvelle signification. La salle n’est plus le symbole de la distance sociale, mais le lieu d’une immersion, d'une descente en soi-même. Le personnage devient sensible au pouvoir de la danse, celui qui permet au corps de se transformer, se transfigurer, d'exprimer, par delà les déterminations des milieux sociaux, la force brute des émotions qui l'animent. Cet espace est donc totalement réversible : de la distance à la présence, de l’observation à la participation, il est le symbole des mutations multiples et incessantes qui redéfinissent Dounia. Mais cette redéfinition n’est jamais complète : quand bien même Dounia finit par pénétrer sur scène, elle n’y « habite » pas pour autant. Elle n’y danse pas réellement, et c’est sur les échafaudages, donc sur les hauteurs où elle avait ses habitudes, que ses lèvres viendront se coller sur la bouche de Djigui. La salle de danse est donc à la fois un lieu d'expression de soi , et une barrière sociale. Ces deux réalités coexistent, et reflètent les tensions internes au personnage.


Autre lieu à la symbolique hautement réversible : le centre commercial. Ce temple de la consommation est d’abord présenté comme étant aux antipodes des valeurs spirituelles. Le début du film l’atteste : Dounia et Maimouna se voilent pour mieux cacher ce qu’elles dérobent. Cet espace est porteur des valeurs de réussite, de succès et d’élévation sociale auxquelles aspire Dounia. Ce désir de s’enrichir qui se cristallise dans ce lieu est pourtant contrebalancé, à la nuit tombée, par un autre désir : celui d’aimer, de se délester de sa pesanteur matérielle, des biens de consommation, pour profiter d’un moment étranger à tout calcul. Le centre commercial se transforme alors en piste de danse pour Dounia et Djigui et offre aux personnages un espace d’expression où la tendresse et l’affection définissent un nouveau rapport au monde. Cet investissement par la danse d’un espace traditionnellement réservé à la consommation redonne au présent de l’action toute sa valeur, sa vitalité, sa puissance. Là où l’achat d’objets répond à une fin, celle de satisfaire un désir, de posséder en vue de paraitre, d’afficher ostensiblement sa réussite économique, ici, la scène est purement gratuite. Elle ne débouche pas même sur un baiser, qui aurait pourtant été son point d’aboutissement logique. La scène vaut pour elle-même, elle n’a d’autre fin que celle de la réalisation immédiate d’un acte gouverné par l’unique volonté de découvrir l’autre, de créer, par la danse, une osmose, une émotion, un partage. La symbolique du lieu est donc réversible. Elle traduit les deux facettes d’un personnage capable de céder aux sirènes de l’argent tout comme de sacrifier le temps d’un instant ses désirs consuméristes sur l’autel de l’amour.


Il en va de même pour les lieux de culte qui ont eux aussi plusieurs fonctions et traduisent le rapport ambivalent, teinté d’angoisse et d’attrait, que la religion exerce sur Dounia. Nous avons mentionné l’envoutante ouverture du film à la mosquée, où attirance et rejet coexistent. Dans le même ordre d’idées, l’Église est un lieu ambivalent : c’est en son sein que Dounia s'enfonce davantage dans la délinquance, en orchestrant les deals de drogue, à l’abri des regards. Tout comme le fait de porter le voile, aller à l’église permet d’assouvir l’ambition du personnage, son désir de possession, d’enrichissement. Mais dans le même temps, ce lieu de culte n’est pas sans effet sur Dounia. Elle adresse une prière musulmane sous l’oeil du Dieu chrétien, Jésus. Les lieux de culte sont donc gouvernés par deux forces contraires : celle qui pousse les individus à se conformer, à répondre aux injonctions familiales (dans le cas de Maimouna notamment, dont le père est imam) et sociales (mener à bien le trafic de drogue) ; mais aussi celle qui attire vers le ciel, fait entrapercevoir la dimension spirituelle de l’existence.


Et tous les autres lieux du film sont multiples : le camp de roms est par exemple le symbole de la plus extrême des misères, l’endroit en marge de la société où sont relégués les parias, les pauvres, les « anormaux ». Mais il est aussi le lieu où l’entraide et la joie insufflent un peu de vie au sein d’un quotidien douloureux, où l’humanité y abonde et prospère sur les ruines de vies déchirées. La rue quant à elle s’offre comme en terrain de jeu pour Dounia, qui transforme en course-poursuite hollywoodienne son rodéo avec la police, et s’invente la voiture que la vie lui refuse. Mais elle est aussi le lieu de la colère, du feu qui consume, détruit: de la violence d’un réel sur lequel le mal s’abat sans crier gare.


Ainsi, la réversibilité des lieux permet au film de déployer un paysage symbolique contenant toutes les contradictions internes au personnage. Le film se refuse à représenter mimétiquement le monde mais joue sur la texture du réel pour en révéler les potentialités ludiques, poétiques et dramatiques. L’oeuvre assume de se vivre comme une pure expérience de cinéma, avec ses dilemmes moraux, ses émotions exacerbées, son romanesque et son romantisme, ses références intertextuelles (Scarface, les grands romans du 19éme siècle sur l'ascension sociale forment la trame de fond imaginaire de l’oeuvre). Miraculeusement, l’impétuosité, l’effronterie, la vitalité de Dounia se traduisent dans la forme du film, qui épouse le tempérament de son personnage. D’où le caractère syncrétique, protéiforme de la mise en scène, qui n’hésite pas à recourir à différents formats d’image, à invoquer les cultures musulmanes et chrétiennes, à inverser les normes sociales, confondre les ethnies, les genres sexués pour rendre palpable cette multitude d’influences qui habite le personnage.


Ce syncrétisme renvoie lui aussi aux désirs antagonistes de Dounia. Ces désirs empruntent chacun des chemins différents, mais émanent en définitive d’une même volonté : celle d’échapper à sa condition, de transcender ses limites, que ce soit grâce à l’argent, à l’amour ou à Dieu. Cette énergie trinitaire (le désir de posséder, d'aimer, de s’élever) procède donc d’un même mouvement. En ce sens, le film est un élan, non pas dans le vide, mais dans le trop plein, le surplus. Tout y est exacerbé et en même tant filmé avec une grande sensibilité. Les situations génèrent la souffrance la plus vive, indescriptible, de celle que les mots ne peuvent approcher, mais aussi les passions les plus pures, sincères, authentiques, qui évoquent les débuts balbutiants d’un amour naissant, l’amitié indéfectible envers une amie.


En conclusion, que dire si ce n’est que Divines est un grand film ? C’est une œuvre où tout s’entremêle, se percute, se chevauche ; qui respire la vie, la passion, le désir. Le film nous entraine dans un flot ininterrompu d’émotions brutes. Il multiplie les fulgurances, abonde d’idées et de proposition de cinéma. C’est une œuvre splendide, sauvage, débridée, débordant de toute part, captant sans nulle pareille l’effervescence de l’existence, ses multiples dimensions, la variété de ses tonalités, de ses rythmes, de ses registres, le foisonnement tragiquement incompatible des désirs qui s’y expriment. « The world is yours », leitmotiv de Scarface, trouve en Divines son contrepoint : posséder le monde, maitriser son destin, repose sur l’oubli d’un conflit, celui de nos désirs, dont les affrontements fratricides minent toute possibilité de contrôle, et vouent l’individu au chaos. Le cri de douleur et de désespoir qui clôt le film, sûrement l’un des plus émouvants de l’histoire du cinéma, finit par s’évanouir dans la monstration d’une douleur indicible. Il résonne alors en nous au rythme de nos larmes. La sensation de retourner au néant après avoir entrevu la lumière nous pénètre, alors que les flammes de la colère enfoncent dans les ténèbres Dounia, sous le regard impassible de Dieu.

Sartorious
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le 22 mars 2020

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