L'art qui vous dérange n'en est pas moins un art

Je ne pensais pas, en passant par la fiche SC de Divines, voir autant de commentaires et de critiques à côté de la plaque. Divines serait un film grossier, mensonger et propagandiste. Je pose donc ici un petit billet de réponse.


On devient de plus en plus habitué.e.s aux films dépeignant la vie de banlieue française. "La Haine" en était le précurseur, les "Banlieue 13" et "Yamakasi" en ont été les errements et "Les Misérables" consacre un renouveau brut du style. Mais si on ne conteste pas le génie du premier et du dernier et qu'ils ont été tous deux des succès autant populaires que critiques, c'est parce qu'ils ne transgressent qu'un état de fait à la fois.
Je m'explique. Malgré une indéniable qualité intrinsèque, les deux films réinstituent les codes cinématographiques traditionnels dans un nouveau contexte, les anciens dialogues dans une nouvelle scène. Ainsi, on ne conteste pas la masculinité cinématographique avec ses personnages principaux uniquement masculins, son refus du recours émotif (vous savez celui qui est hérité du sempiternel "un homme ne pleure pas" et son plus subtil et artistique "faire pleurer est facile, faire ressentir sans passer par la larme est plus noble") et sa rhétorique de boys club. Thématiquement, on retrouve également le classique de l'injustice létale comme gâchette émotionnelle : pour ressentir, il faut tuer* ; la réalité est noire et blanche (La Haine a pris ce parti-pris au sens littéral) et l'homme en est la pire manifestation. Une misanthropie qui exclue aussi une autre réalité moins frontale, plus tendre qui existe autant dans les banlieues qu'ailleurs.
Ces films, sur bien des aspects, changent juste l'habillage. Ça ne les rend pas moins nécessaires ni moins forts, mais ça les rend plus accessibles, moins détestables.
Si on accepte le thème transgressif de la banlieue, on n'est pas encore prêt à accepter en plus le thème transgressif de la féminité. Il semble intolérable pour certain.e.s que Divines ne s'arrête pas à la description d'une banlieue violente et crue et montre qu'elle peut aussi transmettre des valeurs de tendresse et de sororité.
Montrer la banlieue comme un endroit d'amour, c'est l'extraire de sa caractérisation habituelle de zone de non-droit. Dans "Les Misérables" et sa banlieue injuste et violente, le fait cinématographique précis est indignant mais la banlieue reste cet univers autre, cette incarnation de l'altérité. Et ça rassure le spectateur de savoir que la violence est là-bas et pas chez lui, de trouver un engagement de substitution dans une démarche toujours un brin paternaliste ("ah quand même, c'est triste ce qu'il se passe dans les banlieues").


Alors on accuse Divines de glorifier la violence et la criminalité pour se sortir de la misère. Comme si c'était le premier film qui s'échappait d'un cadre moral traditionnel ? N'avez vous donc pas aimé Funny Games, Scarface ou American Psycho ? Votre haut sens de la moralité ne s'applique donc que quand la question, brûlante, arrive sur les banlieues ?
D'autant plus que le film fait perdre à Dounia sa seule amie et la seule âme pure du film : n'arrivez-vous pas à y voir l'éternel adage que le crime ne paie pas ? Mais non, on préfère y voir une apologie de la culture de la drogue (je m'en vais de ce pas jeter mon dvd de Trainspotting). Ne serait-ce pas ironiquement les mêmes qui refusent de voir une culture hypocrite de la victimisation masculine blanche dans "J'accuse" ?


À vrai dire, si Divines dérange autant, si tant ne parviennent pas à y voir un propos artistique, c'est que le film est une avant-garde qui refuse la sclérose et développe des modèles forts car chargés de rébellion. La liste est longue : il chante la gloire de la sororité en la personne d'une femme arabe et d'une femme noire. Il fait la promotion d'un empouvoirement féminin au détriment d'un masculin rétrograde. Il érotise un art considéré comme subalterne (la danse urbaine) en l'accompagnant de culture légitime (le Lacrimosa de Mozart). Il promeut l'émancipation sans glamour et souligne dans le même geste la rhétorique de violence qui réduit au silence les femmes et celle qui essentialise la femme de banlieue (argument de la bâtarde, archétype stigmatisant de la prostituée, motif religieux en creux...). Il pousse même la transgression jusqu'à introduire un personnage trans sans que son rôle y soit stigmatisé, participant à une nécessaire normalisation de la transidentité au cinéma.


Quand on refuse le propos culturel, on lui retire sa qualité d'art. Quand on refuse le mot, on bâillonne son autrice. C'est la rhétorique patriarcale en marche depuis des siècles et on l'applique (in)consciemment sur un film. L'invisibilisation ne prendra plus : Divines est un art et un art admirablement bien construit.


*Dans Divines, la mort clôt le film mais de façon accidentelle et prend donc une toute autre charge. La mort intervient également avant mais n'est jamais utilisé comme ressort émotionnel ; au contraire il s'agit de la représentation métaphorique de la revanche féminine face à l'oppression sexiste systémique, Dounia tuant son agresseur sexuel (la logique aussi divertissante que réactionnaire du rape & revenge étant évitée car cet épisode ne semble pas définir le personnage de Dounia et ne lui confère pas ses motivations ultérieures).

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le 30 nov. 2020

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Raton

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