Après avoir réglé son compte à l’Allemagne nazie dans « Inglourious Basterds », Quentin Tarantino, le réalisateur vrai cinglé de cinéma, revient cette année avec « Django unchained », un western post-moderne, déjanté, et nappé de sauce spaghetti, où un ancien esclave noir, Jamie Foxx, et un chasseur de prîmes allemand, Christophe Waltz, unissent leurs forces face à un propriétaire d’esclaves tortionnaire joué par Leonardo Di Caprio.
Le réalisateur, qui dans son précédent film voulait dresser un portrait au vitriol de la Shoah, même si il se laissait un peu déborder par ses folies visuelles et narratives, s’attaque ici, et avec combien plus de succès, à un autre grand massacre contemporain : l’esclavage. Un sujet prometteur pour Tarantino qui depuis longtemps nous enseigne ce qu’est la violence au cinéma.

L’histoire se déroule en 1858, et est celle de Django, noir et esclave de son état, qui croise un jour la route d’un dentiste, et chasseur de prîmes à ses heures perdues, le docteur King Schultz. Celui-ci est à la recherche des frères Brittle, trois bandits que Django a eu comme maîtres sur une plantation. Schultz veut acheter Django, mais ses geôliers ne sont pas coopératifs, ce qui lui permet de faire montre pour la première fois sa dextérité à la gachette. Le chasseur de primes et l’esclave concluent alors un marché : Django aidera Schultz à traquer les bandits, après quoi, le médecin l’aidera à retrouver sa femme dont il a été séparé.

Tarantino aborde frontalement la question de l’esclavage et toute la violence qui en découle, ne reculant devant rien, nous montrant parfaitement tout ce que le mot « esclave » implique : les coups, les insultes, les humiliations, la torture, mais surtout l’idée abominable que l’on a un maître qui nous possède et peut décider de faire « ce que bon lui semble de sa propriété ». La formule est de Monsieur Calvin J Candie, alias Leonardo Di Caprio, quand il en fait la remarque à Django, avant de faire dévorer un esclave par ses chiens. Le malheureux est un « Mandingo », un esclave de combat qui égaye les dîners mondains de son maître en luttant à mort contre d’autres esclaves, les lacère de ses ongles, leur brise les os, avant de les achever à coups de marteau. Notre héros, lui, reste de marbre, comme si les dizaines de coups de fouets qui ont labouré son dos au début du film l’avaient rendu insensible.
Des critiques ont fusées de différentes parts à la sortie américaine et européenne du film, sur la scène des chiens et du combat d’esclave en particulier, et aussi sur l’emploi incessant du mot « nègre ». Pas de quoi effrayer le réalisateur de « Reservoir Dogs », qui se sait pratiquement inattaquable sur le plan de la reconstitution, et assume pleinement tous ses choix. Si le film fait scandale, c’est peut-être que Quentin Tarantino avait eu la bonne intuition : nous avons pris trop de distance avec l’esclavage pour pouvoir nous en représenter toutes les horreurs. Tout comme le personnage de King Schultz, émigré allemand, nous savons ce qu’est l’esclavage comme concept, mais nous n’avons aucune idée de l’horreur que ce concept implique, nous avons évacué cette violence de notre esprit, nous la refusons. Combien de livres depuis « La case de l’oncle Tom », combien de films ou de série télévisée en dehors de « Roots » ? La vérité est que pratiquement personne ne s’était encore frotté au sujet comme Quentin Tarantino vient de le faire dans « Django Unchained ». Et aujourd’hui encore, il y en a certains que cela dérange, et qui préfère rester dans l’oubli.

L’Amérique en particulier a toujours eu du mal a assumer ce passé esclavagiste, peut être, et à sa décharge, parce qu’il lui a tout de même valu une atroce guerre civile de 1861 à 1865, et aussi parce qu’en dépit du treizième amendement qui aboli l’esclavage, le racisme perdura bien après, et encore aujourd’hui. Les états du nord se battirent pour libérer les esclaves, Lincoln abolit la traite, tout est bien qui finit bien. On oubli trop souvent qu’en dehors de Lincoln et de quelques députés et conseillers de la Maison Blanche, les nordistes se fichaient éperdument des noirs quand ils n’étaient pas aussi raciste que leurs confrères du sud.
Cette vérité désagréable est d’autant plus à méditer qu’approche la sortie du « Lincoln » de Steven Spielberg.
A contre courant de la mode actuelle qui veut qu’au cinéma on ait recours aux faits, et à l’histoire (les très nombreux biopics de ces dernières années en sont le résultat), Tarantino fait totalement confiance au cinéma et à la fiction pour raconter une histoire, se réservant du même coup une totale liberté de création et d’improvisation. C’est cette liberté qui lui permet de montrer tant de violence dans un cinéma qui tend maintenant à épurer, ou même à se réfugier derrière l’histoire vraie pour montrer l’horreur la conscience tranquille.
L’histoire de Django Freeman ne s’ancre dans aucune vérité historique, au contraire : les cas de rébellions d’esclaves aux Etats-Unis furent plutôt rares, mais les personnages se trouvent du même coup libres de naviguer à vue à travers tout un univers d’horreurs, qui lui n’a rien de fictif.
Entre la fiction pure, et la fiction à valeur documentaire, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de faire, il s’agit seulement ici de constater que l’approche de Tarantino rend tout aussi bien compte de l’histoire telle qu’elle le fut. Elle lui permet de mettre des mots, des images, sur ce que l’on n’avait jamais voulu regarder en face, sur ce que l’on ne voulait pas représenter, ce qu’on avait renoncé à imaginer, ce qu’on avait encore presque jamais vu au cinéma, l’innommable, l’in montrable, l’esclavage.
Mais tout bon film signé Quentin Tarantino qui se respecte doit aussi être un long hommage au cinéma, et aux films qu’affectionne le réalisateur. Bien sûr « Django Unchained » ne fait pas exception.
C’est d’abord, évidemment, vers le western spaghetti que se tourne les regards du spectateur : le titre lui-même est une reprise du « Django » de Sergio Corbucci, sorti en 1966, et connu pour être un des films les plus violents de la décennie. C’est aussi le film culte de tous les amateurs de westerns opéras (de série B) pour avoir pulvérisé le western hollywoodien, 3 ans avant « Il était une fois dans l’ouest ». A noter pour les plus perspicaces, ou les plus physionomistes, que Franco Nero, l’acteur principal de « Django », fait une petite apparition dans le film comme propriétaire d’esclaves, dont le champion doit rencontrer celui de Candie lors du violent combat de mandingues du saloon. Toujours chez Corbucci, on retrouve une scène se déroulant dans la neige qui nous rappelle celles du « Grand Silence » avec Jean-Louis Trintignant (1968). Les ralentis de Tarantino sont aussi ceux qu’affectionnait un autre grand réalisateur, Sam Peckimpah, lui aussi obsédé par la violence, tandis que le tandem Django/King Schultz fait directement écho à celui formé autrefois par Clint eastwood et Lee van Cleef dans « …Et pour quelques dollars de plus… » (1965). Tarantino reprend à son compte la vision italienne de l’ouest : un espace sauvage, où la civilisation n’apporte que la barbarie, un lieu peuplé de personnage sans aucune pitié, chez qui la morale est gangrenée par la soif d’argent et de violence, une juxtaposition de désirs et de haines individuels, et où la vie n’a aucune valeur. Seule la mort aura son prix, quand King rapportera les cadavres des desperados à la « justice ».
Le western classique n’est pas non plus en reste : les quelques scènes de grands espaces sont là pour nous le rappeler, tout comme la scène où les hommes du Ku Klux Klan encercle le chariot de Schultz, remplaçant les indiens d’autrefois. Enfin que dire du personnage qu’incarne avec maestria Leonardo Di Caprio au sommet au son art, sorte d’alter ego démoniaque du gentleman géorgien qu’incarnait un John Carradine dans « La chevauchée fantastique » de John Ford.
Mais avec Jamie Foxx, Tarantino veut surtout rendre justice aux films de la « blackploitation » des années 70, quand des réalisateurs comme Fred Williamson avait créé d’intrépides pistoleros noirs, qui abattaient en cascade d’anciens soldats confédérés, dans des films comme « The Legend of Nigger Charley ». Quoi qu’il en soit, c’est avant tout le souffle de Sergio Leone et de ses disciples qu’on sent en regardant « Django Unchained », et ce n’est pas étonnant quand on sait que l’un des premiers films dont Tarantino peut souvenir avoir vu est la trilogie du dollar. C’est à celui qui lui a fait aimer le cinéma qu’il rend un vibrant hommage.

Le réalisateur est une anthologie ambulante du cinéma, séries A, B, et Z confondues. Lorsque vous êtes acteurs pour lui, mieux vaut ne pas trop lui demander de références autrement « Il vous sort une liste [de films] sans fin ! » comme le dit Christophe Waltz qui en sait quelque chose. Le réalisateur préfère très souvent d’ailleurs les séries B aux grands classiques, pour leur aspect de bric et de broc.
« En fait, John Ford n’est pas vraiment un de mes héros du western. Pour rester poli, je le déteste. Et je ne parle pas de tous ces Indiens sans visages qu’il tue comme s’ils étaient des zombies […] un de mes héros du western est un réalisateur, William Witney : c’était un peu le John Ford du pauvre, alors que John Ford travaillait, lui, avec d’énormes budgets pour la même société, Republic. Il a terminé sa carrière en réalisant le film Darktown Strutters, où il filme les Dramatics qui jouent leur chanson intitulée What You See is What You Get. » (Quentin Tarantino dans « The Root »).
En revanche, Tarantino est obsédé par « Naissance d’une nation » de David W Griffith, qu’il considère à juste titre comme le précurseur du « Triomphe de la volonté ». « Django Unchained » est né en grande partie de recherches qu’il a faites sur la genèse du film de Griffith, et de son besoin de détruire la haine qui y était contenue, alors qu’il s’agit en même temps d’une œuvre fondatrice du cinéma. A cette occasion, Tarantino nous apprend que John Ford lui-même, avait fait de la figuration dans le film, comme un membre du Ku Klux Klan.
« Vous avez donc, d’un côté, John Ford qui enfile un uniforme du Klan et monte sur un cheval pour mater les Noirs, et vous avez William Witney qui termine une carrière de cinquante ans en filmant les Dramatics qui jouent What You See is What You Get, une chanson sur les préjugés, chantée par des Noirs. Je sais de quel côté je suis. »
C’est donc à cette double mission que s’atèle Quentin Tarantino : réhabiliter les bannis de l’histoire, et avec eux, ceux de l’histoire du cinéma, réconcilier la grande et la petite histoire, faire justice aux oubliés des livres, et de l’écran, le tout dans les deux heures quarante-cinq d’un seul film.
Un pari tenu aujourd’hui.

Comment une telle ambition a-t-elle pu voir le jour ? On l’a dit l’idée est née des recherches du réalisateur sur Griffith, mais encore a-t-il fallu ensuite pouvoir faire de cette idée un chef d’œuvre. La réussite du film tient pour une bonne part à la performance tout bonnement ahurissante des acteurs, d’abord Jamie Foxx, qui a su égaler voir surpasser ses prestations les plus magnifiques (« Ray », « Collateral ») pour incarner Django. Il lui insuffle toute sa puissance et sa fierté d’être noir, permettant au personnage de petit à petit prendre conscience de sa liberté et de sa force, pour se révéler à lui même dans toute sa splendeur lors de la dernière scène. Il devient alors égal à un mythe pour les spectateurs, oiseau noir qui ne connaît plus aucun ennemi, et qui peut enfin voler, libre, où bon lui semble.
Mais la palme de l’interprétation est partagée ex æquo par Leonardo Di Caprio, et Christophe Waltz, tous deux époustouflant dans les rôles antagonistes de l’homme épris de raison et de l’esprit des Lumières, et de l’esclavagiste sans pitié, qui pressure des hommes et des femmes jusqu’à leur mort. Tarantino a bien sûr voulu tisser un parallèle avec « Inglourious Basterds » à l’occasion de ses retrouvailles avec Waltz :
« Il y a une connexion évidente entre les deux films : le thème de la revanche, qui, dans son accomplissement, apporte un changement radical du cours des événements […] Le personnage du nazi Landa et celui du Dr. Schultz fonctionnent à l’inverse l’un de l’autre. Le premier extrait et l’autre donne. Le SS prend tout ce qu’il peut, la liberté, l’essence des êtres humains, leur culture… Schultz, lui, qui vient de cette philosophie des Lumières, tente de transmettre toutes ses valeurs humanistes. » (C.W dans « Libération Next »).
De fait, l’acteur est impeccable dans la peau d’un homme épris de justice et de progrès humain. Même si il tue, il ne tue que « les méchants », si on peut dire, et respecte toujours la loi quand il abat ses proies. Bien que cette soif de justice le conduise parfois à des extrêmes, comme abattre un homme sous les yeux de son fils, et qu’elle n’est jamais dénuée d’intérêt financier, il exècre l’esclavage, et aidera Django à retrouver son épouse.
Waltz endossant le « bon » rôle, le contrepoids revient à Leonardo Di Caprio. Avec le rôle de Calvin Candie, l’acteur vient certainement de passer un cap dans sa carrière : après le personnage ambigu de J Edgar Hoover, il se glisse avec une aisance et un plaisir manifestes et déconcertants, dans la peau du salopard ultime, le monstre parfait, comme Henry Fonda l’avait fait avant lui pour le rôle de Frank dans « Il était une fois dans l’ouest ». Autant Waltz incarne le chevalier blanc, autant Di Caprio est l’ange noir le plus terrible qu’on ai pu filmé ces cinq dernières années.
Chacun tout aussi élégant, et distingué l’un que l’autre, Schultz et Candie sont les deux siamois du film, les frères ennemis, Henry Jekill et Edward Hyde, liés ensembles mais voués à se haïr, et à mourir tous deux dans une scène magnifique où Schultz préfère littéralement mourir plutôt que de serrer la main d’une telle ordure.
Il ne fallait pas moins de talent d’acteurs pour permettre à Quentin Tarantino de révéler toute sa virtuosité de mise en scène et d’écriture. Plus que jamais, il est un maître du septième art.



« C’est un artiste Hip-Hop, dit de lui Jamie Foxx au « Hollywood Movies Guide », un artiste Hip-Hop écrira une chanson, collera une musique par ici, mixera par là, parcequ’il sait qu’il est sur la bonne voie. Et ce qu’il fait, c’est qu’il ne fait pas attention à ce qu’il fait, mais à la manière dont il le fait. »
C’est peut-être la meilleure façon de résumer la démarche de Tarantino : recycler, refaire du neuf avec de l’ancien, réutiliser, recréer, revisiter, pour mieux ensuite détourner, changer l’agencement de départ, remonter, re-mixer, pour finalement créer quelque chose de nouveau, qu’on croit connaître déjà, qu’on pense avoir déjà vu, mais qui s’avère pourtant bien être quelque chose de nouveau, de personnel. C’est le post-modernisme : le monde a déjà tout créé, tout inventé, il ne reste plus qu’a piocher dans la boite pour reconstruire différemment.

Et maintenant ? Beaucoup disent que Tarantino pourrait réaliser sa propre trilogie. Le réalisateur ne le nie pas, et parle de connecter l’éventuel dernier volet à « Inglourious Basterds ». Mais, motus ! On n’en saura pas plus, tout simplement parce que l’artiste lui-même n’en sais pas plus pour le moment.
Trilogie ou pas, « Django Unchained » n’en reste pas moins une réussite éclatante, déjà promise à devenir culte, qui marque à tout jamais la maturité du cinéaste, sa folie, et son amour indéfectible du cinéma.
Robert_Kaplan
9
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le 5 janv. 2014

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