C'est ainsi que j'aurais intitulé ce film: L'Apprenti du Docteur Frankenstein.
Pour commencer, parce que cela fait paraphrase à L'Apprenti sorcier de Goethe. Ou de Dukas, au choix.
Ensuite, parce que la focalisation de la narration se fixe dans les yeux d'Igor Strausman, l'apprenti malgré lui du scientifique prométhéen. Le titre originel était d'ailleurs Igor.
Le titre original, lui, insiste sur le prénom Victor Frankenstein pour mieux mettre en évidence dans la narration celui d'Henri, son frère,


qui devient la véritable motivation de ses recherches


Mais que ce soit Igor Stausman ou Henry Frankenstein, nul existe dans le roman de Shelley. Le premier, joué avec candeur par Daniel Radcliffe, alias Harry Potter, est une altération intéressante du stéréotype du fidèle Igor, un personnage servile et difforme, probablement inspiré du Quasimodo de Victor Hugo, inexistant chez Shelley et développé sur plusieurs films d'horreur dans lesquels il acquiert progressivement ses caractéristiques, son nom d'Igor et sa phrase fétiche: "Oui, Maître". Le second, qui est présenté comme le frère aîné plus accompli de la famille Frankenstein, n'est en réalité que la fusion curieuse de l'un des fils cadets, William ou Ernest, mentionnés en début de roman et du meilleur ami de Victor, Henry Clerval, qui va le recueillir chez lui pendant les frasques du monstres. Paul McGuigan (Slevin) se met donc lui-même en une sorte de Frankenstein cinéphile et littéraire en fusionnant, modifiant des personnages et en en faisant respectivement un autre regard et un objet bouleversant le spectre de lumière parvenant à ce regard.


Ce n'est pas tant ce regard autre porté sur le Prométhée moderne de Mary Shelley qui est intéressant. Si le film prend de grandes libertés vis-à-vis du roman et lui confère un caractère blockbuster assez déplaisant, il se rattrape en questionnant le thème du monstre et en humanisant le combat de Victor Frankenstein, tout cela en empruntant beaucoup à Victor Hugo. Et si Victor Hugo avait écrit Frankenstein? Ce film eût été son adaptation cinématographique un poil trop série B.


Monstre et créature


Le thème du monstre est aujourd'hui un lieu commun: qui du monstre et de l'homme est un monstre? Thème entre autre abordé dans le Notre Dame de Paris et son adaptation Disney bien connu: "L'homme est-il un monstre ou le monstre un homme?".
Le monstre a toujours posé problème en ce qui concerne Frankenstein. D'une part parce que le grand public confond toujours le créateur, Dr Victor Frankenstein, avec sa créature, d'autre part parce que le mot monstre convient moins à la création du Docteur que le mot créature.
Et c'est là qu'intervient le génie créatif de Paul McGuigan ! Observez bien l'affiche: vous y trouverez la créature et le monstre. Car le monstre reste l'abomination à laquelle Frankenstein donne vie. Celle-ci se fait attendre jusqu'en extrême fin de film. La créature, elle, est bien humaine et naturelle. Il s'agit du bossu que Frankenstein vole à un cirque et auquel il donne le nom d'Igor Strausman. Le bossu, c'est le Quasimodo de Notre Dame de Paris; le cirque, c'est l'Homme qui rit. Double référence à Victor Hugo pour créer un nouveau fidèle Igor, lui-même en total écart artistique. De bossu, il passe grâce à une action médicale du bon Docteur à humain. Lorsque la vie parcourt le corps du premier monstre, il s'écrie à la place du scientifique: "It is alive !"
Plus humain, il se distingue des autres monstres créé dans le film mais est considéré par Frankenstein par son nouveau monstre. Et pour cause ! Son pseudo-patronyme en fait un monstre digne de celui du roman: Strausman étant la contraction en un seul mot de Strauss, l'autruche, et de man, l'homme. Hybride d'humain et d'animal, il est psychologiquement,aux yeux de son créateur, une autruche, un scientifique trop peureux pour user de son potentiel. Mais Strauss signifiant aussi bouquet, il peut être vu comme celui qui amène Frankenstein à s'épanouir.
La question est donc qui crée qui? Y-a-t-il toujours confusion entre Frankenstein et créature?


Des hommes, rien que des hommes


Peu dupe des précédentes versions, reflet d'une esthétique actuelle, cette nouvelle version de Frankenstein multiplie les éclairs, les pépites d'électricité mais éloigne le plus possible les monstres.
Ce sont les hommes qui l'intéressent. Au point que la caméra filme souvent en contre-plongée comme pour déifier l'être humain.
Ainsi, derrière le thème apparent du monstre revisité, se cache une énième dispute des thèses darwiniste et créationniste. Le film cherche à s'éloigner du Prométhée antique pour se rapprocher d'une question plus contemporaine de Mary Shelley.
Les deux thèses sont incarnées par deux personnages hauts en couleur.
D'une part, bien évidemment, le Docteur Victor Frankenstein, impeccablement campé par un James McAvoy d'une folie jouissive, loin de la sagesse du Pr Xavier de X-men, proche de cette démence qu'on attend et espère de lui dans le prochain Split de Night Shyamalan. Victor défend la théorie de l'évolution, reprochant à son antagoniste la crainte de voir en la réussite de ses expériences la preuve que Darwin l'emporte sur la thèse biblique. L'ensemble de ses créatures sont là pour mimer cette évolution. Pour cette raison, Igor le bossu se traîne à terre et se relève progressivement pour devenir un homme droit et debout. Pour cette même raison, exit le Docteur surpris de la vie donnée à ses créatures, puisqu'en bon scientifique expérimentaliste il procède étapes par étapes, expérience par expérience et redonne vie à un animal, mélange de plusieurs singes, avant de redonner vie à un homme. L'idée est intéressante mais on peut rester sceptique devant le singe zombie à poursuivre dans les couloirs de la faculté de médecine, lorsque McGuigan confond Frankenstein et Pirates des Caraïbes.
D'autre part, l'inspecteur Turpin, incarné avec classe, sobriété et élégance par Andrew Scott, le Moriarty de la série Sherlock, qui ressemble ici à une fusion sombre de Sherlock Holmes et Hercule Poirot. Moins déluré que dans son rôle d'ennemi mortel du détective de Conan Doyle, Scott y incarne plus un opposant qu'un ennemi, un homme de bien devenant un homme de mal par extrémisme et par le jeu des points de vue du film. Car Turpin est une sorte de Javert qui aurait la foi ardente et exclusive de Claude Frollo. Il veut empêcher l'oeuvre impie de Frankenstein pour des raisons autant éthiques que religieuses. Soupçonné de n'agir que pour l'Eglise, tant par Frankenstein qui voit en lui un régressiste que par ses collègues qui voient en lui un superstitieux traquant des fantômes, c'est un personnage incompris par le corps auquel il appartient et qui cherche à lui en donner tellement plus, quitte à dépasser les bornes, quitte à se briser les doigts (littéralement). En d'autres termes, il est le double de Frankenstein. Les deux hommes veulent tant apporter l'un à l'ordre, l'autre à la science, qu'ils finissent renégats au service de leur idéal. Turpin indique au spectateur qu'il n'y a dans ce film que des hommes faibles et mortels que leurs transports rendent dangereux, monstrueux.


Un très bon film qui souffre hélas d'une présentation exploitation - scènes de combats et explosions gratuites oblige - et d'un casting pas toujours bien exploité. Charles Dance (Games of Thrones) et Mark Gatiss (Sherlock, Docteur who) ne servent surtout qu'à réhausser le casting. Le premier joue le père très bourgeois de Victor, plus bohème dans le roman. Sa visite qui se veut un indice sur les motivations de son fils n'a que peu d'intérêt. Quant à Mark Gatiss, il joue un certain Dettweiler, quasi anonyme et que l'on aperçoit qu'avec une attention soutenue.
On retiendra bien plutôt le changement de regard et l'affrontement philosophique étiologique des deux grands esprits de ce film.


L'Apprenti de Frankenstein ou les Génies misérables


NB du 02/04/2018: Je relis cette critique grâce à ceux qui ont su l'apprécier.
J'ajoute une découverte plus récente: le prénom de Henry donné au frère disparu de Victor semble être en réalité une allusion au choix du film de 1931 d'intervertir les prénoms de Clerval et Frankenstein. La distribution du film avec Boris Karloff dans le rôle du monstre propose donc un Dr Henry Frankenstein et un Victor Clerval.

Frenhofer
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le 26 août 2016

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