Un prologue en trompe-l’œil.
Avec en gros plan, puis en très gros plan, la tête énorme et blanche d’un molosse, la gueule ouverte, des crocs terrifiants – et la peur qui va glacer le spectateur, même à travers l’écran.


A côté un petit homme, son maître, incarné par un comédien inspiré, tel un Luis Rego tendre et cabossé, d’abord à distance de l’animal, puis plus près, prêt à le toiletter tout en douceur – toiletteur, logeur, dresseur. Plus tard on le verra masser l’animal, celui-là ou un autre, manifestant son bonheur du moment avec des gémissements, des souffles de saurien.


Toiletteur, dresseur et maître. Mais en trompe-l’œil – avec les hommes, c’est une autre affaire.


Des mythes revisités.
La plupart des critiques et des analyses (mais pas celle de Matteo Garrone) évoqueront David et Goliath. La référence est aussi évidente que peu éclairante, et sans doute infondée. Il n’y a rien de l’héroïsme de David chez Marcello (Marcé’), gringalet constamment humilié jusqu’à, quasiment, ne plus exister.


Dogman offre plutôt une déclinaison, certes originale et complexe, de la Belle et la bête, à présent en mode le Pas beau et le bestiau. Ce récit à deux personnages (les autres ne sont que des silhouettes, des éléments du décor), bourreau et victime, jusqu’à la rupture et à l’inversion, très glauque, des rôles repose sur une relation pour le moins étrange, difficile à élucider entre le gringalet et le monstre, ce dernier incapable de toute empathie, incapable de retenir ses promesses et ses engagements au-delà de quelques minutes – et ne fonctionnant que sur la force et la terreur physiques.


On aura aussi pu voir, à travers le monde présenté dans Dogman, une vision symbolique, critique et politique de l’Italie contemporaine. Mais là encore le point de vue est sans doute trop limité. La barbarie découverte dans Dogman, dans un monde pourrissant où toute tentative d’échappée s’avère impossible, a sans doute une portée plus universelle – voire mystique. Deux scènes saisissantes, jusqu’à la posture désarticulée, courbée, cassée des personnages évoquent irrésistiblement un chemin de croix – le transport à moto du géant, grièvement blessé par balle et le transport à dos d’homme, interminable de son cadavre jusqu’au bout de la nuit poisseuse. Mais là encore ce Christ recrucifié, revenu sur terre après un séjour en enfer (la transition prison) pour porter les péchés des hommes, n’est pas sans paradoxes : la croix se confond d’abord avec le bourreau … puis avec la victime, consciencieusement mise à mort par Marcello …


Un récit naturaliste ?
Sans doute. De fait le film se présente comme l’adaptation d’un fait divers assez sordide, ancré dans la réalité la plus crue.
Réalistes sans doute les faciès plus qu’expressifs des personnages, d’ailleurs tous interprétés par des comédiens inconnus ; réalistes encore le cadre où se déroule le récit, entre murs lépreux et écaillés, immeubles décrépits, rues pisseuses, terrains vagues boueux et jonchés de détritus, flaques d’eau stagnantes et crapoteuses, néons tristes … Mais en réalité le décor est si sale, si sordide, qu’il finit par en perdre toute impression de réalité – jusqu’au fantastique, qui peu à peu envahit l’image, à l’image des ultimes déambulations plus qu’heurtées du héros dans des rues, des places, des espaces immenses et totalement déserts.
Un récit naturaliste, vraiment ?


On l’ignore souvent, mais Matteo Garrone a été peintre, dans une vie précédente. Et l’art de composer des images (à présent débarrassé des tics de ses premiers films, ainsi des immenses travellings, assez gratuits de Reality) s'appuie à la perfectionsur une palette de couleurs très personnelle, très originale, à l’écart de toute tentation réaliste – des clairs obscurs les plus travaillés aux bleus blêmes, des bruns sourds aux gris métallisés. Et au milieu du film, à l’instant où tout bascule, lorsque Marcé est envoyé en prison – la palette se modifie totalement, s’éclaircit, vire au blanc électrique. Qu’on se rassure : on n’aura pas affaire à un film de prison de plus ; la séquence est aussi brève que parlante, avec des gros plans sur des visages plus qu’inquiétants. L’ordre de la barbarie peut désormais s’inverser.


Et c’est aussi cette recherche esthétique (même s’il s’agit en fait de la beauté du laid) qui permet finalement de déjouer le piège de la complaisance dans le glauque – bien plus que les rares perspectives d’échappée, presque immédiatement avortées, les vaines tentatives de fuite avec sa fille, en Calabre, pas aux Maldives …), la compagnie des chiens, celui qu’on réussit à sauver d’une mort assez atroce. Mais tout cela ne pèse pas lourd dans la violence ambiante et extrême.


Dogman n’est pas un film réaliste.


Un conte ?
Le cadre s’y prête bien. Les mythologies récrites, le parallèle entre les hommes et les animaux, et cette atmosphère fantastique, irréelle (d’ailleurs caractéristique de l’œuvre de Garrone, même si c’est à un degré moindre dans ses films précédents), tout cela relève bien de la fable. Mais une fable, on est en boucle, qui s’inscrit pleinement dans la réalité.


Et c’est là l’originalité profonde du film et de son auteur – il établit une passerelle étonnante entre l’hyper réalisme et le fantastique, entre le fait divers et le conte, entre la critique politique et l’impact mystique.


Et c’est sans doute après coup, après le choc (voire une certaine déception) initial que l’on est de plus en plus sensible à cette singularité.


Et Garrone en est sans doute le premier convaincu :



" Disons que j’ai compris une chose : les purs contes de fées sont trop loin du public, et les chroniques réalistes ne lui apprennent rien de plus que ce qu’il a vu à la télé. Alors il vaut mieux se libérer … et oser faire les deux à la fois. C’est ce que nous voulons tous en fin de compte : voir des monstres qui se battent, mais des monstres qui nous ressemblent."


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le 1 août 2018

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