C'est un film (ce n'est pas de sa faute) qu'on nous vend comme le film-somme ultime, l'apogée flamboyante de l’œuvre d'un cinéaste inégal et magnifique. Or, "Douleur et gloire" est un film plutôt minimal et confiné, ne tirant que sur quelques fils, mais ces fils sont justement ce qui, jusque là, font tout tenir ensemble : des hommes (des femmes), un appartement (Madrid), le cinéma (le désir de cinéma) - le cinéma tout entier d'Almodovar est ici mis à nu, comme un squelette à la chair en pleine décomposition dont une belle séquence animée viendrait palper les quelques marques de désir encore restantes.


C'est un film sur un homme qui apprend à s'agenouiller - le motif étant à la fois métaphorique (un homme revoit les êtres qui ont jalonné sa vie et, semble t-il, après tant de conflits, de guerres d’ego, de méprises et de rancœur, s’assied enfin en face d'eux et les écoute ; un homme, aussi, qui fait face à la douleur du deuil, deuil d'un amour, deuil impossible de l'être aimé, deuil de sa propre existence, contemplation de la mort de toute chose, attente du dernier retour en terre) ; mais motif également parfaitement trivial (Salvador a du mal à se baisser pour atteindre la dose d'héroïne cachée dans un placard, on le voit à plusieurs reprises poser un coussin par terre et y poser le genou, dans une parodie de figure christique très croustillante). Le cinéaste s'acharnant à nous montrer à travers ces petits cérémonials embarrassants (coussin par terre, chausse-pied pour enfiler les chaussons...) la lourdeur du corps d'un cinéaste vieillissant. Chez d'autres cinéastes, je trouverai cela insupportable, cynique, appuyé. Mais voilà, chez Almodovar, un coussin peut comporter plus de fantômes et de mélancolie que tout un pan du cinéma contemporain entier : de la couleur de l'objet à son drapé, la façon dont la caméra enregistre presque mécaniquement le petit rituel de Salvador, de la saisie du coussin jusqu'à son agenouillement, tout est chargé de circulation, de poésie, de contemplation tendre de ce qui fonde la vie présente, tel un état des lieux doucement résignée de la vie passée. Confiné dans l'appartement que le cinéaste ne quitte quasiment jamais, le film invente une prodigieuse symphonie d'objets, de détails signifiants, de fonds rouges semblant rappeler à son personnage le sang qui boue encore dans ses veines. C'est tant de choses que le cinéaste nous donne à voir, enfermé dans cet appartement : d'abord, un cinéaste qui fait le "point", littéralement - ou plutôt, un cinéaste qui cherche le "point" de son existence, le souvenir qui fait tout tenir ensemble. "Douleur et gloire" est l'histoire d'un homme qui, plutôt que de chercher à retrouver le sens de sa vie (cela est indubitablement perdu, avec les meurtrissures, les deuils successifs, la certitude qu'il n'y a de Dieu que "les jours où ça va mal"), s'attelle plutôt à retrouver l'équilibre de cette vie brisée, sa cohérence - cohérence qui le faisait, jadis, aimer, désirer, souffrir mais aussi produire, créer, inventer.
Chacune de ces douleurs, de ces vies vécues, sont aujourd'hui cristallisées, nous dit le personnage éponyme, dans un endroit de sa colonne vertébrale, un point précis où toutes les souffrances se conjuguent - le film essayant par la suite, avec beaucoup de virtuosité, à décliner dans des espaces concrets, chargés d'histoires et d'intime, ces différents points de cristallisation d'une existence. Un quai de gare, la caverne devenue maison, l'appartement de Madrid, l'écran de cinéma : des "points" devenus des images clés, tournoyant autour du personnage.


Ce "point" que Salvador cherche permet aussi à Almodovar de déployer, avec une grande économie d'effets mais une profusion gigantesques de motifs divers, une mise en scène d'une rare expressivité. Il s'agit de réveiller un personnage immobile - en témoigne la profusion des travellings avant, le premier partant de la ligne au fond du bassin d'une piscine pour atteindre le visage en apnée de Salvador. Et de ce visage, naîtront d'autres lignes, d'autres échappées vers l'avant, parfois exprimées par d'autres corps (l'enfant du flash-back qui apprend à chanter, la mère qui avance dans la caverne, l'acteur qui joue un texte que Salvador a écrit, l'amant qui parcourt les rues de Madrid sur les lieux de la passion abandonnée). En ce sens, "Douleur et gloire" est un film de chambre qui part tout de même à l'aventure - portrait d'un cinéaste qui a tant voyagé, qui a découvert le monde en faisant des films, en les accompagnant, et qui aujourd'hui, s'agenouille genoux contre terre pour voyager à nouveau, assis sur le dos du dragon. C'est comme si la caméra s'engageait à la place de son personnage sans ne rien négliger, lucide, sur les empêchements et les défaites de la vie. Le rythme du film, son jeu toujours finement conduit sur les différentes temporalités, finissent toujours par buter sur l'inertie du personnage central, jusqu'à finalement le réveiller. Ainsi, dans une scène bouleversante de retrouvailles avec un ancien amant, Salvatore censure lui même la nuit d'amour désirée par les deux, se contentant d'un baiser passionné et sublime mettant fin à leur histoire pour de bon. Loin de figer cette émotion suspendue, cet instant de grâce lucide et mature qui a élevé Salvador le temps d'un soir ; la scène suivante nous montre un Salvador reprenant sa vie en main : il se rend chez son médecin, et avec une grande franchise, lui demande de l'aider à mettre de l'ordre dans sa vie, stopper sa souffrance, arrêter l'héroïne. La figure attendue et éculée de la chute d'un roi puis de sa repentance finale est mise en crise par la place que prend la décision de Salvador dans le film : elle ne le clôt pas, il se passe bien quelque chose après, quelque chose qui n'a plus rien à voir avec le Pardon, mais plutôt une attitude lucide et créative des erreurs de l'existence comme moteur pour prolonger la vie. Et c'est cela que filme Almodovar : comment un homme décide de prolonger une vie qui pourrait très bien s'arrêter là, tant le désir de sortir se frotter au monde paraît désormais absent, tant la gloire semble déjà acquise ("comment puis-je être aussi aimé en Islande ?" demande Salvador dans une scène très drôle), tant la douleur semble devenue insurmontable.


Mais voilà, "Douleur et gloire" est l'histoire d'un homme qui veut aller mieux, d'un vrai héros positif, et le film, sans ne rien négliger de ses faiblesses, de ses bassesses, semble l'aider à cela, lui tenir la main, l'accompagner - traçant des lignes dans sa tête et dans sa vie pour lui permettre de boucler la boucle tant recherchée, ce "point" qui ne fait que de se dérober. Il est rare, aujourd'hui, de voir un film dont la structure narrative et la mise en scène s'emplissent de la plénitude retrouvée de leur personnage. S'emplissent ; car c'est une logique purement accumulatrice qui ordonne les différents registres d'émotion du film, comme dressant une cartographie très précise des expériences sensibles de son protagoniste, ces rencontres qui ont tout changé et qui un jour ont dû se terminer. Ainsi, l'existence n'est pas faite que d'un seul "point", il y en a plusieurs, nous dit Almodovar ; simplement l'émotion est la même - c'est celle de la découverte du désir, pour un corps, pour un art, pour un choix d'existence ; et dont il faut, à presque 70 ans, redécouvrir la couleur, le goût, la sensation, pour faire à nouveau partir la machine. Il y a dans ce film un travail inouï sur les raccords : chacun d'entre eux est comme un petit boulon visant à faire tenir debout la fragile cathédrale d'émotion et de sensations que le film s'acharne à redresser à la surface de l'eau, motif si judicieusement choisi au début. Un film sur un homme qui s'agenouille, mais qui lève aussi la tête ; ce double-mouvement introduisant bien toute la complexité que la mise en scène prend en charge : partir dans le rêve est la seule façon, pour Salvador, de se réveiller de sa soumission mortifère au réel - un réel pas vu, pas éprouvé, alors qu'autour de lui, le monde de l'imaginaire n'attend que d'être investi à nouveau.


C'est un film qui m'a bouleversé, que j'ai trouvé d'une finesse, d'une subtilité, et pour finir, d'une dignité rares dans le cinéma d'aujourd'hui. J'y ai aussi vu l'oeuvre d'un cinéaste en pleine possession de ses moyens, qui me fait croire à nouveau en un cinéma qui ne se contente pas simplement (tout en le faisant, admirablement) à se saisir du réel, créer une vraisemblance, une vérité propre au sein d'un univers dont la composition est à la fois limpide et radicale ; mais qui agit aussi avec beaucoup de grâce et de volonté dans le monde qu'il nous propose. Le film s'appelle "Douleur ET gloire", pas "Douleur PUIS gloire". Le personnage a beau s'agenouiller, accepter les rancœurs des autres à son égard - sa mère : "tu as été un mauvais fils" - ; nulle trace de culpabilité, de pardon chrétien ou de rachat à la fin du film. Plutôt l'acceptation douce et lucide que la vie n'a été faite que de cela, de douleur et de gloire, mêlées, entremêlées, l'une pleine de l'autre, et que tout n'a pas été réussi, que l'on ne s'est pas rendu compte de tout, de l'effort et de l'amour des autres, de la chance qu'on a eu dans la vie, de la douleur qu'on a pu causer. Si le film ne s'excuse de rien, il s'assoit et écoute, contemple et voyage, s'endort et puis rêvasse, ici et ailleurs. Et c'est dans ce creux là, cette étrange dialectique, pleinement activée par le film, que la vie peut se redéployer.

B-Lyndon
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le 21 mai 2019

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B-Lyndon

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