On pourrait penser que le cinéma d'Almodovar est profondément animé par la question du théâtre. Mais ce qui l'intéresse avant tout, c'est le contre-champ vivant qu'une scène propose : la salle. Le cinéaste joue à deux reprises de ce contre-champ dans Douleur et gloire, une première fois pour montrer une salle vide, tandis qu'un acteur répète une pièce dont le texte aborde le carnage des années 90 à Madrid (le sida et le libéralisme), et puis, jouant l'ellipse temporelle dans la continuité de l'action, la salle soudain pleine, où se trouve un homme qu'on regarde plus que les autres, un homme dont il est question dans le texte, et qu'on devine tout de suite par je ne sais quel miracle ou talent d'éclairagiste, de coloriste ou de conteur. Car l'homme est là dans la salle et si la pièce ne s'adresse pas qu'à lui (les autres spectateurs existent aussi, rien ne les anonymise), il en est sans doute l'origine, le secret.
Soudain le film s'ouvre (la relation qui s'amorçait entre le cinéaste et son acteur n'était qu'une porte d'entrée, un sas un peu rieur qui ne devait pas éclater). Plus aucune des réminiscences qui émaillaient la comédie aigre-douce du début ne peut être considérée comme un souvenir au sens arbitraire du terme, ou bien comme un simple effet de l'héroïne que prend le personnage principal, ou encore comme la tentative scénaristique d'épaissir une trame légère. Car ces morceaux de mémoire sont la vie-même, le passé irriguant chaque seconde du présent, et le présent ne cessant de réactiver le coeur d'un passé qui ne veut pas mourir. Ainsi revient, à deux ou trois reprises, comme un thème obsédant, ce superbe moment où la mère s'apprête à passer la nuit dans la gare avec son enfant.


La scène entre le cinéaste et son amant est prodigieuse, ce sont deux hommes brisés qui se retrouvent, brisés par le temps, naturellement, mais brisés aussi du seul fait de se retrouver, deux hommes qui se sont aimés et qui ont aujourd'hui soixante ans. L'amant joue précisément selon la règle que venait d'énoncer le cinéaste à son comédien : retenant de toutes ses forces les larmes qui le débordent. Le cinéaste, lui, est interprété par Antonio Banderas, qui déploie dans ce film toute une série de détails extrêmement fins, bien vus (comme on dit d'un croquis pris sur le vif).
Il y a une beauté assez rare dans la façon dont leur amour et leur désir s'expriment (ou survivent) - une atteinte très spectaculaire, un bouleversement sublime, à la fois sage et grandiose. Il n'y aura pas de rapport sexuel, seulement un baiser, et (encore lors d'un contre-champ chargé d'affects) le visage de l'amant qu'éclipse la porte rouge de l'ascenseur. Cette scène n'est jamais entachée de la moindre aigreur ou mesquinerie : tout ce que peuvent se donner ces personnages, ils se le donnent - ils savent qu'ils n'en auront plus jamais l'occasion. La dernière chance n'est pas de reprendre, mais de donner enfin ce qui ne l'a pas été assez.
C'est ainsi que circule l'émotion du film : par redistribution. Un courrier envoyé 40 ans plus tôt trouve enfin son destinataire, un deuil trop vite ravalé se réalise, un acteur trouve un rôle qu'il croyait confisqué. C'est le film d'un roi s'apercevant un peu tard qu'il est roi, et qui se réconcilie avec son pouvoir, le muant en puissance. Un film sur ce qui arrive quand on n'arrive plus à rien, ce qui revient quand rien ne vient. Le film semble nous dire (nous chuchoter) : tout ce qu'on a vécu vit encore.


Un film sur un homme qui a été aimé, mais qui n'a pas toujours su rendre cet amour. Les rôles de femmes dans les films d'Almodovar m'ont souvent semblé limités à des archétypes. C'est encore le cas ici, mais cette fois-ci, et pour la première fois me semble-t-il, cette place insuffisante est dialectisée. Elles s'occupent des hommes. De l'un d'entre eux en particulier, Salvador, le cinéaste. Elles l'aiment, mais lui, pas assez. Pas assez pour les retenir, pas assez pour répondre à tous leurs désirs. Mais il en va de même avec les trois hommes de sa vie : il n'aura su accompagner ni son amant, ni son acteur, ni son élève jusqu'au bout. La scène où Salvador enfant se met à chanter parfaitement me semble à la fois ironique et très belle : il ravit le professeur, il est élu soliste, mais solitaire aussi, car il n'a presque rien fait pour ça, il n'a fait que chanter.

Multipla_Zürn
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le 19 mai 2019

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