« À l’origine, Krisis signifie décision : c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic – par opposition à Krasis, qui signifiait la confusion… –. Aujourd’hui, crise signifie indécision : c’est le moment où, en même temps qu’une perturbation, surgissent les incertitudes ». Edgar Morin (Sociologue et philosophe) - 1976


Éloge de l’incertitude. Apologie du basculement. Et pourquoi pas ? Après quarante ou cinquante ans de vie sur Terre on a bien le droit à sa Krisis en règle non ? Décider de perdre une bonne fois, une vraie fois, sans doute une seule fois, le contrôle. Celui de son image, de sa stabilité, de sa sociabilité, de son rapport à soi et aux autres, et finalement le contrôle de soi. Et si c’était suffisant à faire un bon film ?... Et si ça ne l’était pas ?


La première chose qui nous est montré dans Drunk ce sont des corps vieillissants. Que ce soit dit : des corps d’hommes vieillissants ; ceux de Mads Mikkelsen (Martin), Magnus Millang (Nikolaj), Thomas Bo Larsen (Tommy), et celui dont l’anniversaire va tout faire basculer : Lars Ranthe (Peter). Ces corps sont en crise (celle de la quarantaine et de la cinquantaine), ils sont à ce moment décisif où il va falloir éviter la confusion (même si elle peut être arrangeante un temps), écouter les incertitudes (en y plongeant le plus profondément), et poser un diagnostic (aussi scientifique que se pourra…). La conclusion ne pourra être que la bonne, il le faut.
Bien que touchant et drôle, l’objet filmique Drunk gêne toutefois par sa testostérone déchainée et son feel-good calculé. L’homme se questionne, s’amuse et expérimente sa vie, la femme s’occupe des enfants et fait chier avec les courses. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’homme qui est en crise que la masculinité blanche quinqua, nordique, nostalgique, traditionnelle. Thomas Vinterberg s’émouvrait-il de perdre son Danemark d’antan ? Drunk trie son public, il attise la bonne humeur tradi ou révolte l’impatience progressiste. En cela il plaira à l’enmêmetemptisme si cher aux cœurs des tièdes.


Que nous fait-on retenir de quatre mâles nordistes qui vivent continuellement à 0,5g par litre de sang ? Premièrement que la créativité ça se travaille ; il faut lui imposer des règles, des lois, des dogmes peut-être. On le sait Thomas Vinterberg aime les dogmes. Plus tard que l’alcool déshydrate le corps, désinhibe l’esprit, rend amère la philosophie et abondant les fictions. Pour autant il dessèche les cœurs, attire le mélancolique puisque faisant vivre le moment comme trop beau, trop vite. Trop fort, trop flou. Trop peu palpable donc plus du tout contrôlable. L’alcool ne résout pas les dépressions, il les révèle. Tout au long de ce douzième métrage du danois, l’irrévérencieux et le subversif sont polis en nostalgie. L’insubordination suffoquée devient extrêmement docile, traditionnellement bienséante. Le film est en dépression et s’aime lui-même : il ne se pose pas une seule fois la question de l’impertinence.


Nos personnages ne lâchent pas prise, ils illusionnent une expérimentation et refoulent aisément leurs questionnements initiaux. Refouler c’est bien contrôler. « Il faut savoir perdre le contrôle pour ne pas se perdre soi-même », admettons, pour autant l’alcool dans le contrôle ne permet en rien de ne pas se perdre soi-même ; il permet juste l’alcoolisme. L’alcool rappelle que l’adulte n’est jamais fait. Il est un devenant toute sa vie, et un revenant toute sa mort. Il vit par son enfance, pour son enfance ; avec ses forces et ses failles. L’alcool fascine l’adulte qui expérimente en cela qu’il permet l’affabulation d’un tutoiement à l’enfance.


Les lumières sont chaudes, beaucoup de contre-jour, faussement naturelles. Elles sont comme trop du Nord, trop proche d’un Rembrandt parfois. Trop, parce que trop contrôlées dans son superflu. On aurait aimé d’un réalisateur avec autant de bouteille – vous me passerez la facilité – une réalisation plus profonde, moins montée, moins stéréotypée, plus étirée, plus signifiante. L’amoral est ambigu. L’école publique danoise serait admirable en ceci qu’elle impose une éducation sensiblement patriote (les divers chants qui vantent et honorent le grand Danemark) à ses élèves, qui les retrouve 25 ans plus tard en quête de sens, de contact, d’alcoolisme. On détruit nos corps, nos femmes, nos sociétés, mais entre temps on s’est quand même bien marré… Comme pour un bon Disney au sujet casse-gueule on s’impatiente à l’approche du générique de fin sur la morale qui nous laissera quitter la salle. Une morale qui finalement s’admire en neutralité joyeuse. Non pas la neutralité qui ne s’engage pas mais bien celle qui expose modestement – qui donne à voir le spectacle humain de l’audace aveugle pour elle-même – et qui s’expose ouvertement – se complaisant dans l’immédiate facilité du feel-good : quoi qu’on en pense on passe un bon moment –. Vinterberg assume ses contradictions, il en rajoute même. Cela plaira au bon bourgeois français (Festival de Cannes etc.) qui sait toujours faire fi de ses combats sociétaux bienpensants quand il s’agit d’Art, comme au prolo sincère qui sait toujours se satisfaire de la facilité d’un scénario-concept s’il est un minimum hilare et méthodiquement sensible.


Après la solitude, la séparation amoureuse, la mort, on retiendra premièrement que quand l’on s’oublie (au niveau diégétique par l’alcool et extra-diégétique par la facilité de mise en scène), on oublie d’aller au fond ; et deuxièmement que quand on perd de vue la décision (Krisis) et qu’on s’immisce en confusion (Krasis), on perd les autres au passage. Ces autres qui à leur tour vivront une crise qui leur fera prendre la décision pour nous. Or là où la crise est initialement la nôtre, la décision reste toujours la nôtre. C’est cela oser s’exposer aux failles. C’est bien notre ultime preuve d’existence pour nous-même : se regarder choir c’est se reconnaitre, mettre en scène sa chute c’est apprécier le contrôle. Est-ce que Thomas Vinterberg en se décevant de facilité se reconnait ? Ou bien sait-il apprécier (et donc se suffire à) son propre diagnostic béat ?


Il y a bien des temps où le cinéma ne donne rien. Ne nous donne rien – non pas qu’il nous doive quelque chose… encore que –. Conjonctures diverses, admissibles mais déplorables. Ça s’explique mais ne se pardonne pas. C’est l’exigence, la nôtre, celle du spectateur, qui dicte son dû. La plateforme VOD (qui nous a occupé en attendant la réouverture des cinémas) est une torture : on en demande si souvent, et on se déçoit, si souvent. Oui on se déçoit, par notre exigence. Un film déçoit parce qu’on y a mis un peu de notre foi, et lorsque celle-ci se voit bafouée nous voilà déjà face à un générique qui nous propose un programme autre, nouveau, qui nous parait en comparaison immédiate forcément plus attrayant. On se déçoit par le cinéma.
Drunk plait d’abord par spectatorat ciblé, ensuite par contexte. On le déplore avec gratitude. Skål !

Florian_Morel_13
6

Créée

le 16 mai 2022

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