Les Images et la portée des notes

De la première fois, il y a, disons, treize ou quatorze ans, un ennui profond et quelques images, mêlés en une durée interminable, le tout bien trop complexe pour l'âge que j'avais, sont tout ce qu'il me reste. Rien de folichon. Mais, tout de même, les images…


Et puis, il y a de ça quatre ans, j'ai lu le roman de Frank Herbert dont est tiré le film. Un prodige. Qui m'a décidé à revoir ce film. Alors, j'avais les capacités intellectuelles suffisantes pour y comprendre quelque chose, et puis ça ferait bien, aussi, c'est de la culture, à caser dans les bonnes conversations, "vous comprenez, l'adaptation cinématographique transpose en images toute la puissance messianique portée par la narration romanesque", etc. Pourtant, quelle déception, quel ennui à nouveau : tout compliqué qu'il m'avait paru autrefois, le film est si pauvre comparé au livre ; et, même sans comparer : des effets spéciaux à se meurtrir les yeux irrémédiablement malgré le budget quatre fois supérieur à celui du premier Star Wars sorti quelques années auparavant. Et ces pensées qui font la substance même du roman, ces magnifiques pensées des personnages qui réfléchissent, chacun selon son propre être, le monde extérieur ; ces pensées, synthèses du réel et de l'individu, saturent aussi le film, cassant son rythme, tant il est vrai qu'une telle narration est impropre au cinématographe. A l'écran, les personnages doivent agir et parler, non pas regarder pensivement leur interlocuteur sans bouger les lèvres, avec leur voix-off par-dessus pour indiquer au spectateur que, en dépit de leur mutisme, ils n'en pensent pas moins. Une fois passe encore, une vingtaine de fois tuent le film. C'en était, semble-t-il, fini de ma relation avec icelui. Et pourtant, les images… Bien davantage que la première fois, cette fois-ci. Les visages hagards et ensablés des personnages, leurs yeux absents du monde visible fixant dans l'invisible l'inéluctable destin qu'ils pressentent imminent. Et, cette fois-ci en plus, la musique ; la musique sur ces images, dantesque, laissant soupçonner une fresque mystique où Enfer, Purgatoire et Paradis sont finalement assez indistincts. Les images…


Alors, il y a quelques jours – jamais deux sans trois – j'ai visionné à nouveau ce film. Que dire, sinon que l'introduction, d'à peu près trois minutes trente, est peut-être la plus sublime scène du septième art qu'il m'ait été donné de voir ? Le discours explicatif de la Princesse Irulan d'abord, porté par la musique de Toto que l'on devine ascendante, désireuse de nous emmener plus loin que le simple discours de présentation qui tente de la cacher. Les yeux d'Irulan et son visage – ils sont accordés à cette musique ; eux aussi nous disent de ne pas se fier à la couverture : le banal discours introductif. L'épice, le désert, les familles rivales, l'Empereur fantoche des marchands qui contrôlent tout… Fort bien. Mais enfin vient la révélation : "This planet is Arrakis, also known as… Dune". Et à ce mot, le dernier, la musique d'exploser ; fini le doux crescendo : l'acmé s'impose d'un coup, assourdissant, et les traits de la Princesse Irulan, et ses yeux, cèdent la place à ce que du commencement ils voyaient et que le discours en vain voulait nous dissimuler : quand explose la musique, le sable nous est montré, le sable de Dune. Alors seulement comprend-on de quoi il s'agit. Le discours programmatique le disait, pourtant. Le sable, le désert, les familles. Des mots, de l'intellection en conséquence. Mais au dernier mot, "Dune", à la musique terrifiante, imposante, obnubilante, aux images de ce que c'est que Dune : des dunes, des dunes, des dunes balayées par un vent sempiternel et incessant – à cet instant se forme en nous, non seulement en notre intellect, la compréhension de ce qui attend personnages et spectateurs : l'Enfer. Idoine pour qu'émerge le Christ dont Paul Atréïdes est la figure. J'ai revu les images, gravées à jamais dans ma mémoire. Les effets spéciaux sont toujours aussi mauvais, douloureux, même. Mais mauvais le film ? Que non pas ! En vérité, les quelques larmes que m'arracha le sublime de ces premières minutes sont un signe ; à croire que, quand je l'aurai vu à nouveau, une quatrième, une cinquième fois, j'en viendrai, qui sait ? à le considérer comme le plus grandiose film du monde.


(Critique rédigée fin mars ou début avril 2017, pour la participation au jury du Festival du film rhônalpin, au cinéma Le Strapontin, à Sain-Bel.)

SugarBoy
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le 18 mai 2022

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Gaspard Rivron

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