Il y a quelque chose de presque romanesque à voir Christopher Nolan, de film en film, arriver à faire financer ses projets de longs-métrages les plus invendables, comme un empereur en territoire conquis. Dunkerque est une anomalie dans la filmographie de Nolan, lui-même anomalie dans le système hollywoodien – cinéaste de niche devenu roi des blockbusters et coqueluche du grand public, sa marginalité tient surtout du fait qu’il est l’un des seuls cinéastes à avoir fait une marque à partir de son nom dans l’industrie cinématographique américaine depuis le Nouvel Hollywood (les quelques autres à y être parvenus seraient sans doute Tarantino, Del Toro, J.J. Abrams, les Wachowski, James Cameron, Peter Jackson ou encore Michael Bay ; mais Nolan est indéniablement l’un des plus emblématiques et rentables de tous). Un fait d’autant plus improbable quand on sait que l’homme n’est ni un grand réalisateur d’action, ni le plus humble des entertainers du moment : même quand il sort une adaptation de comics, celle-ci est infiniment plus verbeuse et pompeuse que n’importe quel autre rejeton de la concurrence. Oui, aujourd’hui Nolan a été érigé au rang de démiurge dans la Cité des anges : c’est ce qui lui a permis, après avoir fait l’anti-Star Wars avec Interstellar, de réaliser son anti-film de guerre avec Dunkerque, projet fou à 150 millions de dollars où l’on suit, pendant près de deux heures, des soldats anonymes déambuler sur les plages du Nord de la France en attendant la cavalerie.


Tout a déjà été fait sur la seconde guerre mondiale. Dunkerque n’est même pas le premier film sur l’Opération Dynamo (on se souvient du Week-end à Zuydcoote d’Henri Verneuil, du Reviens-moi de Joe Wright, ou même encore d’un film éponyme de Leslie Norman sorti en 1958, lui aussi titré Dunkerque). Nolan arrive après la bataille, et c’est peut-être là son premier défi : lui qui se voit déjà au panthéon du cinéma anglo-saxon aux côtés de Kubrick et d’Hitchcock, lui qu’une part non-négligeable du public dresse en héros sauveur du cinéma américain, lui qui s’imagine avoir successivement réinventé le thriller, le polar, le film de super-héros et la science-fiction ; sera-t-il donc de taille à amener son film de guerre dans des eaux inexplorées ? Dunkerque, c’est peut-être son œuvre la plus intimiste depuis le trop sous-estimé Insomnia (avec lequel il partage ce regard à échelle humaine), peut-être l’un de ses plus narrativement ambitieux aussi. Car l’originalité de Dunkerque se recentre autour de deux points : l’absence quasi-totale de combats (qui s’illustre par exemple par le fait qu’on ne voit jamais le nez d’un soldat allemand de tout le film), mais également au niveau de sa construction en trois actes parallèles de temporalités pourtant différentes. C’est quelque chose qui n’est d’ailleurs pas nouveau chez Nolan : on y avait déjà goûté de façon très prononcée dans Le Prestige et dans Memento (où le procédé est indispensable au fonctionnement de la machine scénaristique), mais aussi de façon plus discrète dans The Dark Knight, Interstellar ou Inception ; ce point commun, c’est cet amour relativement unique pour le montage alterné atemporel, où c’est finalement le croisement de destins au montage (et non dans le récit) qui est à l’origine du climax (émotionnel ou spectaculaire, suivant les films). Dans Dunkerque, le procédé n’est pas créateur de sens, mais il est à la source même de l’ambition principale du film : l’expérience sensorielle dans ce qu’elle peut avoir de plus brut. Dunkerque n’est ni plus ni moins qu’un Gravity à la plage, tant bien même que Cuaron et Nolan n’aient en commun que leur bande-originale crescendo, emblématique du Hans Zimmer post-Batman.
C’est donc là les deux justifications de Dunkerque, celles qui lui donnent une raison d’être : son écriture courageuse (ou plutôt son montage) qui recroise trois destins interconnectés en termes de rythme et de diégèse, et son projet d’être un objet fondamentalement sensitif, bien loin de l’image assez bavarde que l’on a habituellement des réalisations de Nolan. Dans un cas comme dans l’autre, le cahier des charges est plus ou moins respecté, car en effet, même si Dunkerque prend des risques scénaristiques, tout n’est pas toujours très limpide, certaines scènes et transitions fonctionnant mieux que d’autres ; de la même façon, difficile de défendre l’expérience cinématographique pure devant les réfractaires du « style » Nolan (un paquet de caméras scotchées dans tous les sens prenant des plans fixes chirurgicaux aux teintes froides sur la dernière composition assourdissante de l’horloger Zimmer), qui peut paraître complétement artificiel si on prend le temps de l’analyser en profondeur. Plus que n’importe quel réalisateur, Nolan est en effet le résultat d’un ensemble de compétences : sans ses bandes-originales, sans la patte si caractéristique de son monteur Lee Smith, sans ses high concepts souvent passionnants, ses films n’auraient absolument rien à voir. Du coup, pour ceux qui donnent une grande importance à l’image-mouvement la plus fondamentale, il n’y a en effet pas beaucoup d’arguments en faveur du réalisateur de Dunkerque.


Dunkerque est-il donc une réussite ? Blockbuster expérimental s’il en est, projet d’envergure qui redonne un peu de fraîcheur (et d’espoir) entre un Marvel et le Star Wars annuel, on pourra critiquer en long et en large ses failles évidentes (construction du récit en dents de scie, fadeur des personnages, dépendance très forte au travail sonore au détriment d’un travail visuel…) et louer la démarche : oui, Dunkerque demeure un film d’une ambition folle, à la hauteur de ce à quoi le melon de Nolan nous avait habitué. Ceux à la recherche de l’expérience pure trouveront sans doute de quoi frissonner ; ceux à la recherche du nouveau grand film de guerre de la décennie pourront être déçus. Beaucoup de bruit pour un film pour lequel tout le monde aurait probablement uniformément loué les mérites évidents s’il avait coûté dix fois moins ; car tout cela se fait finalement paraître pour beaucoup plus compliqué qu’il ne l’est réellement. Dunkerque, c’est pourtant bien simple : les rosbifs veulent fuir les schleus mais ils sont bloqués sur la plage, on suit alors en parallèle l’armée en déroute, les avions et les bateaux dans un contre-la-montre infernal. C’est vibrant, parfois bluffant voire brillant, mais parsemés d’éléments qui nous font rester au « Oui, mais… ». Nolan n’est sans doute pas le génie qu’on veut nous vendre, mais il est un faiseur d’exception qu’on adore détester et qu’on aime à chaque fois venir retrouver. Une anomie, on vous dit.

Vivienn
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le 30 juil. 2017

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