Impressions laissées par la restauration Cannes Classics

En 1950 Buñuel titrait son film « Los Olvidados ». Pourtant voilà 15 ans que Cannes Classics souffle la poussière déposée par le temps sur le celluloïd ; décollage, recollage, nettoyage, au bout du compte les oubliés n’en sont plus et le cinéma s’offre une seconde jeunesse au cinquième étage du Palais des Festivals. En 2019 Renoir, Buñuel, Hopper sont vivants, des ombres suspendues ravivées dans le rayon qui rejoint le projecteur à l’écran. Les premières notes des génériques retentissent, les spectateurs voient devant eux un spectre se dresser, s’épousseter l’épaule et se raconter. Easy Rider était un fantôme de la première heure : condensé d’électrons libres sur lesquels on jetait le drap de la honte. Les figures de Peter Fonda, Dennis Hopper, Jack Nicholson, incapables d’appartenir au présent, restaient en voltige permanente au-dessus des piliers du patriarcat et du conservatisme. Le film est à leur image : un langage pur, sans barricade, un immortel.


Easy Rider ne raconte pas une époque, il est peut-être le rejeton difforme, sublime et éloquent d’une Amérique bâillonnée, mais il n’a jamais le regard ancré dans l’histoire. Easy Rider existe encore, restauré, ravivé, il a survécu à Nixon et à sa « War on Drugs », il a survécu au Vietnam et à son mutisme, il a survécu parce qu’au lieu d’arborer le masque des traditions de l’Oncle Sam, il a choisi la voie de la contre-culture américaine. Zigzaguer sur les sentiers tracés, voilà comment s’écrivent les mythes, voilà comment ces héros sans noms et sans racines laissent leur marque sur l’asphalte de la Nouvelle Orléans. La narration uniforme et conformiste traverse les esprits du spectateur en ligne droite : de l’entrée vers sa sortie. Mais le mythe est sans attache, sans but, ornementé, fracturé, multiplié : celui-là ne peut que se cogner aux parois, s’éterniser, puis fleurir. Deux coups de fusil portés à la fin du film sur les motards ne suffiront jamais à empêcher la caméra de propulser nos regards plus loin sur la route, encore plus loin, où brille la perpétuité. Il n’est pas impossible que Peter Fonda et Dennis Hopper aient voulu figurer la muselière que l’Amérique passait sur leurs idéaux. Pourtant si le film est sublime, c’est bien qu’au moment de la mort de leurs personnages, il leur échappe, aérien, il s’envole et sème sa « mauvaise » graine dans nos esprits en manque de rêve. Alors que l’idéal américain se targue de reposer sur les fondations de la liberté d’être, Peter Fonda, Dennis Hopper, pratiquent la liberté, empruntent sa route, et réfutent en silence tous les prêches d’un pays qui n’y connaît plus rien. Plus bavard que ses deux compères, le personnage de Jack Nicholson emploie ces quelques mots qui touchent avec une justesse prodigieuse le fond du problème : « C’est très dur d’être libre lorsqu’on est acheté et vendu sur le marché. Bien sûr, ne leur dites jamais qu’ils ne sont pas libres, parce qu’alors ils vont se mettre à tuer et estropier pour prouver qu’ils le sont. Pour sûr, ils vont vous parler, et parler, et parler encore de droits individuels. Mais lorsqu’ils voient un individu libre, ça leur fout les jetons. » En quelques silences et mots esquissés par la « défonce », Easy Rider a bien plus parlé sur la liberté que tous les essais consacrés aux méthodes et secrets du libéralisme actuel. Le film est contemplatif, parce que le triomphe de ces individus libres aura été d’évoluer en parfaite adéquation avec le paysage. Au final, le vrai mythe américain, pur, impérissable, insaisissable, ce sont les dunes, les collines, les sentiers, la mousse, l’herbe sauvage, l’horizon, et pourquoi pas le grondement d’une Harley Davidson sur le bitume.


Je vous invite à retrouver toutes mes critiques sur ce lien et à rester informé des dernières en date sur mes pages facebook et twitter.

angeheurtebise
9
Écrit par

Créée

le 19 nov. 2019

Critique lue 179 fois

1 j'aime

3 commentaires

angeheurtebise

Écrit par

Critique lue 179 fois

1
3

D'autres avis sur Easy Rider

Easy Rider
Sergent_Pepper
7

Riders out of norm

Where are you from ? It’s hard to say. Inspiré du Fanfaron et jalon originel du Nouvel Hollywood, Easy Rider se caractérise avant tout par sa contestation de tout ancrage, qu’il soit dans la...

le 2 déc. 2016

62 j'aime

4

Easy Rider
Ramblinrose
9

"C'est dur d'être libre quand on est acheté et vendu sur le marché" - George

Un film qui atteint le statut du film culte. Deux californiens Wyatt et Billy font sauter la banque en revendant de la drogue. Ils achètent des motos et ont l'idée géniale de descendre à la Nouvelle...

le 2 févr. 2011

48 j'aime

2

Easy Rider
Ugly
7

Born to be wild

Tourné pour la somme dérisoire de 325 000 $, Easy Rider en rapporta plus de 60 millions à ses producteurs (dont faisait partie Peter Fonda) qui ne s'attendaient pas à un tel succès. Le triomphe fut...

Par

le 28 mai 2017

26 j'aime

17

Du même critique

Mektoub My Love : Intermezzo
angeheurtebise
10

Une nouvelle étape

Difficile d’écrire sur Intermezzo. Ou bien l’on prête main forte au scandale en surfant sur la polémique, ou bien l’on crie au génie, probablement plus inspiré par l’opportunité de se démarquer que...

le 13 nov. 2019

17 j'aime

3

Les Nuits de la pleine lune
angeheurtebise
9

Entre ciel et ciel

Pascale Ogier marchait à pas de velours dans la nuit. Des lumières blanches en surbrillance, la lune était pleine. Si l’on tendait l’oreille vers les lucarnes illuminées en haut des haussmanniens qui...

le 19 nov. 2019

5 j'aime

Forman vs. Forman
angeheurtebise
7

Quand l'oeuvre épouse l'auteur

Dans les salons d’art au XIXème siècle, la critique savante empruntait volontiers à l’autorité d’un homme dont on admirait la méthode : Sainte-Beuve. Les amateurs voyaient Sainte-Beuve se distinguer...

le 1 déc. 2019

2 j'aime