La ligne de fuite comme source d'émancipation

De vastes espaces s'étendent à perte de vue, le temps est radieux et les montagnes surplombent les demeures des quelques paysans qui vivent en ces lieux. Le paysage américain se dessine peu à peu devant les yeux du spectateur. Au loin, sur la route, deux silhouettes approchent. Deux individus chevauchent leurs motos et semblent errer, sans but. Ils avancent au milieu de ce vaste territoire et suivent la route, cette ligne qui semble s'étirer à l'infini, et qui ne mène nulle part. Les deux héros, à l'allure disparate, sont sûrs d'eux. Ils sont conscients de ce qu'ils recherchent, de ce qu'ils désirent et de leur destination, à l'image du personnage incarné par Peter Fonda : " I never wanted to be anyone else". Ces personnages évoluent dans un environnement qui les rejette et tentent de le fuir, non pas pour s'échapper à eux-mêmes, mais pour éviter l'oppression de cette société qui les étouffe. Ils y parviennent en prenant le large, sur la route, en montant sur leurs destriers tels des ronins des temps modernes.
Le duo se complète parfaitement : le personnage de Peter Fonda est aussi taciturne et réservé que celui de Dennis Hopper peut être extravagant et bestial. Les deux amis, malgré leurs différences, font route ensemble vers la Nouvelle Orléans afin de participer à Mardi Gras. Sur la route, ils croiseront différents personnages qui les marqueront à jamais.


En véritables nomades, figures du "vagrant", les personnages de Peter Fonda et de Dennis Hopper évoluent littéralement au milieu de leur environnement. Ce ne sont ni des paysans ou des hippies, ni des citadins ou cadres bien rangés tels qu'on peut en voir dans Easy Rider. Ils rejoignent la définition donnée par le philosophe Gilles Deleuze dans son oeuvre Dialogues sur le nomadisme : "Les nomades sont toujours au milieu". Durant leur périple, les protagonistes croisent différents personnages et systèmes dont ils ne semblent pas appartenir ou correspondre. En effet, toujours en mouvement, ce sont uniquement la route et le présent qui semblent les définir et compter à leurs yeux. Ils ne peuvent attendre plus longtemps, la route les appelle afin d'explorer ces vastes territoires et comme l'a déjà souligné le philosophe Gilles Deleuze, ils grandissent par le milieu : "Avenir et passé n'ont pas beaucoup de sens, ce qui compte, c'est le devenir présent: la géographie et pas l'histoire, le milieu et pas le début, ni la fin, l'herbe qui est au milieu et qui pousse par le milieu, et pas les arbres qui ont un faîte et des racines". En véritables apprentis jardiniers, les personnages de Easy Rider affirment les propos de Gilles Deleuze en continuant leur route. De plus, en choisissant de ne pas s'installer à un endroit particulier, de ne pas prendre racine, ils affirment leur liberté, leur singularité et leur volonté de trouver un autre système possible à celui déjà établi. Par conséquent, de part leur motivations et leurs idéaux, ils soutiennent également un concept proposé par le philosophe Gilles Deleuze : la ligne de fuite.


Les protagonistes de Easy Rider éprouvent une certaine méfiance face à l'ordre moral et à la tradition. Alors qu'ils pénètrent dans un diner accompagné d'un avocat interprété par Jack Nicholson, qui a récemment rejoint leur cause, les personnages sont dévisagés et épiés comme de véritables criminels. Source de méfiance de la part des autorités et d'admiration des jeunes filles, les héros ne parviennent pas à rester en place (ce qui démontre une fois de plus la prédominance du mouvement, même dans un espace clos) et sont forcés de quitter l'établissement. Le personnage de Jack Nicholson déclare : "I'm not really hungry at the moment". Les protagonistes ne sont pas acceptés et doivent créer leur propre réalité afin de potentiellement inventer de nouveaux systèmes pour prôner de nouvelles valeurs. C'est précisément le concept de la ligne de fuite développé par Gilles Deleuze : "Il y a des lignes qui ne se ramènent pas au trajet d'un point, et qui échappent de la structure, lignes de fuite, devenirs, sans avenir, ni passé, sans mémoire, qui résistent à la machine binaire". Les protagonistes suivent la ligne de fuite sur la route en tentant d'échapper à la machine binaire, représentée par les figures d'autorité comme le shérif ou le policier. Ils continuent leur chemin, sans s'arrêter afin de continuer à créer de nouvelles alternatives et d'être libre. Le personnage de Dennis Hopper pose une question à l'avocat joué par Jack Nicholson à propos de la liberté : "What the hell's wrong with freedom, man ? That's what it's all about". La liberté et le désir d'émancipation sont deux thèmes phares de Easy Rider, et expriment de manière personnelle les angoisses de son réalisateur.


Tout comme les personnages de cette fiction, c'est en réalité l'acteur/réalisateur Dennis Hopper qui a soif de liberté. Dans Easy Rider, il créé un conflit entre l'ancien monde, représenté par les formes d'autorité, et le nouveau monde, incarné par les protagonistes de l'oeuvre. Il met en scène le conflit de l'ancien Hollywood (les studios, les figures vieillissantes présentes dans le milieu cinématographique de l'époque) avec le Nouvel Hollywood (des réalisateurs comme Francis Coppola, Martin Scorsese ou William Friedkin qui souhaitent créer des films d'auteur inspiré du cinéma européen et avoir plus d'emprise sur leurs oeuvres que les studios) afin de mieux affirmer son émancipation et son statut d'auteur. Il transpose dans Easy Rider ses doutes et son désir de liberté pour les sublimer et pour potentiellement s'émanciper en tant qu'individu. Dennis Hopper devient alors une figure emblématique du Nouvel Hollywood et de la contre culture, mais ce mouvement connaîtra dans le futur ses limites et prendra fin en partie à cause de ses réalisateurs trop extravagants et rongés par leur égo, à l'image de Dennis Hopper comme l'indique le journaliste américain Peter Biskind dans son ouvrage Easy riders raging bulls consacré au cinéma du Nouvel Hollywood. D'après Peter Biskind, la citation à la toute fin de Easy Rider est symptomatique de ce mouvement novateur. En effet, le personnage interprété par Peter Fonda déclare : "We blew it", traduit en français par "on a tout foutu en l'air". A vouloir être trop perfectionniste avec leurs films, en se transformant en figures démiurges et en individus obsédés par le contrôle de leurs oeuvres, les réalisateurs du Nouvel Hollywood se sont brûlés les ailes et sont en partie responsables de leur propre chute : "Dennis Hopper et Peter Fonda avaient trouvé à leur insu le slogan de toute une génération tout en annonçant son apocalypse".


Easy Rider n'en reste pas moins une belle expérimentation et un véritable film étendard d'une génération et d'une époque particulière, celle de la jeunesse des Etats Unis à la fin des années 60. Sorti pendant l'été 1969, soit entre le Summer of love et le festival de Woodstock, le film évolue dans un entre deux, encore une fois par le milieu, pour reprendre Gilles Deleuze, et peint avec honnêteté la libération des moeurs d'une société américaine traditionnelle remplie de tabous et empêtrée dans un conflit au Vietnam qui semble s'éterniser. Easy Rider peut être qualifié de manichéen, voire d'oeuvre prétentieuse, mais il ne peut être que loué de part sa sincérité et sa fraîcheur. Une fois que le film est terminé et que le spectateur est témoin de la fin tragique, il ne souhaite qu'une chose : prendre la route en compagnie de ses proches, devenir nomade, parler, échanger et vivre pleinement l'aventure qui s'offre à lui, jusqu'à en perdre le souffle.

Greeny-
8
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le 6 avr. 2018

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