Petit matin de rave en grande couronne parisienne. Paul marche quelques minutes en forêt auprès d’un groupe d’Anglaises – il s’égare volontairement, s’assoit sous un arbre, pour quelques minutes qui pourraient bien se changer en heures. Il hallucine un instant : un oiseau animé apparaît devant ses yeux, effectue quelques tours, et disparaît. L’image est fugace mais bien réelle ; Paul, absorbé, finit par être ramassé par un ami et entame un long retour à pied vers la maison.

C’est ainsi que s’ouvre l’Eden de Mia Hansen-Love, quatrième film aux allures de franche rupture. Ainsi qu’elle l’exprime elle-même, Eden ouvre dans la fièvre et le temps long une nouvelle page de son cinéma, jusqu’alors constitué d’une trilogie (Tout est pardonné, Le père de mes enfants, Un amour de Jeunesse) qui n’a pas dit son nom. La fièvre est celle d’une époque, une année 1992 entamée dans la clandestinité des nuits électroniques – des nuits “où il n’y avait pas de téléphones mobiles, pas de cartes GPS” -, des nuits anonymes et secrètes que vivent passionnément Paul et son ami Stan. Une foule de définitions envahissent le champ de la musique nouvelle – garage, techno, trance – vissée au corps de la disco, de la soul, de la new wave et des balbutiements de la musique synthétique depuis la fin des années 1950. Bientôt, ils créent Cheers, duo de DJ’s qui va les mener aux cimes de la nuit parisienne.

Cette fièvre n’est pourtant pas, dans le film, celle d’un microcosme parisien teinté d’arrogance, mais bien la fièvre d’une génération, ainsi que l’approche Mia Hansen-Love. De foules dansantes en groupes épars, d’amis fidèles en filles et garçons d’un soir, la génération de l’époque défile et repasse, disparaît des années, parfois pour de bon. Le talent immense de Mia Hansen-Love réside en partie dans cette captation de l’énergie vitale, débordante, fuyante, qui fait la nécessité de créer. Par de longs plans transversaux, des dialogues brefs comme des commentaires, un choix de couleurs discret mais audacieux qui ne départit pas le film de son aspect documentaire, la fièvre chez Mia Hansen-Love est filmée comme nulle autre avant elle. C’est une fièvre de joie, de présent – mais déjà et bientôt une fièvre froide, qui porte en elle, au détour d’une rue, d’une mort, d’une peine de cœur les ferments de la désillusion.

Certes, les deux décennies que parcourt Eden par des ellipses douces et souvent maîtrisées, à l’exception de quelques effets de montage abrupts, décrivent la fin progressive d’un rêve. Mais cette fin n’est pas brutale. Elle est annoncée de bout en bout par des silences graves, des regards perdus, des sourires tristes, comme autant de clignotants dans la nuit, de signes prémonitoires de la chute. C’est là la nuance magique, indéfinissable et reconnaissable entre mille, de la direction d’acteurs d’Eden. Chacun de ses personnages étincelle en chair et en profondeur – Pauline Etienne en nymphe de l’ombre, Greta Gerwig en premier amour enfui, Roman Kolinka en artiste impulsif – tout en conservant un caractère insaisissable, un mystère que ne résolvent pas vingt ans d’amour.

La densité émotionnelle d’Eden s’explique largement par cet équilibre du souffle, “entre euphorie et mélancolie”, ainsi que Paul définit le genre musical qui électrise sa vie. Ce souffle s’appuie sur des écritures multiples : de courtes conversations donc, et la lettre, le poème, le message, le dessin, et par-dessus eux la musique, bande-son qu’on pourrait presque qualifier d’expressionniste, tant elle est vivante, tant elle forme et déforme les scènes, et projette sur elles l’âme de son héros. Cette musique n’a rien de la pose nostalgique, ni de la mécanique facile : elle monte, submerge, s’efface en vagues irrégulières, pour mieux porter cette fameuse fièvre qui habite Paul, et souligner plus tard la froideur d’acier de la descente.

Enfin, la richesse d’Eden tient beaucoup à ce héros tendre et pâle qu’est Paul, commun au plus beau sens du terme. Paul se laisse porter par le cœur – il est l’icône d’une génération curieuse, ivre de vouloir être heureuse, à mille lieues du modèle ultra conventionnel d’une “jeunesse qui s’ennuie” au cinéma (Somewhere de Sofia Coppola). Son incarnation parfois lumineuse, parfois éteinte par Félix de Givry ne fait que renforcer le pouvoir d’identification à Paul. Elle est magistrale en ce qu’elle souligne sa sensibilité, la porosité ultime entre lui et le monde, cette porosité-là qui présente peut-être pour la première fois au cinéma les DJ’s comme des artistes véritables.

A ce titre, les cinq dernières années du film pourraient faire figure de “retour à la réalité” – une réalité pleine d’absences, de rêves pleinement vécus et tout à fait cassés. Cependant, le film n’est pas pour autant ouvertement pessimiste. La vie de Paul n’est plus ce qu’elle était, mais les séquences de la fête marocaine où apparaît Yasmin (Golshifteh Farahani) et de la visite à Louise (Pauline Etienne) le teintent bel et bien d’une authentique nostalgie douce-amère. Il reste d’Eden le portrait merveilleux d’une génération euphorique, mélancolique, les yeux pleins de feux follets et de néons, et plus encore celui de sa difficile désillusion, filmée avec audace ainsi qu’avec une rare intelligence.
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le 22 oct. 2014

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