Il y a trois films dans Edge of Tomorrow. Le premier, celui de Doug Liman, est de loin le moins intéressant. Certains voudraient y voir un honnête faiseur, là où tout au plus se trouve un tâcheron. Il suffit de jeter un coup d’oeil à sa filmographie : sans éclat, elle ne brille ni pas les sujets qu’il aborde, ni par son sens de la mise en scène. Au grand jamais, Liman ne voudra se singulariser de la production Hollywoodienne. Lorsqu’il s’en sort, c’est souvent grâce à la présence massive d’un acteur, Matt Damon par le passé (La Mémoire dans la Peau), Tom Cruise aujourd’hui. Sauf qu’ici, Liman arrive après la bataille. Son regard se tourne une nouvelle fois vers Jason Bourne, le dernier du nom précisément : Jason Bourne: L’Héritage. Toujours sous-estimé, le film de Tony Gillroy avait le mérite de dresser un constat : Hollywood n’a plus rien à dire. Le cinéaste, rejeton d’Alfred Hitchcock, ne filmait qu’une fiction qui singeait l’amnésie pour mieux répéter ce qui avait déjà été fait. Greengrass voulait revigorer le mythe de James Bond, Gillroy revenait aux bases du suspense. Mais là où le réalisateur de Michael Clayton avait conscience d’utiliser la totalité du scénario comme d’un pur MackGuffin, Doug Liman est dépassé par les événements. Nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que le cinéma hollywoodien est en difficulté, et que John Carter, Lone Ranger et Pacific Rim sont des projets fous, qui montrent bien qu’Hollywood est désorienté. Bien peu, par contre, réussissent à utiliser cette crise pour en faire une force. Doug Liman ne pense pas son film et ne voit rien d’autre qu’un nouveau jouet pour Tom Cruise, un spectacle divertissant.

Sauf qu’il s’agit de tout autre chose, d’un film-monstre. Une véritable compilation des grands moments d’Hollywood depuis 30 ans, où l’on croisera autant Avatar qu’Un jour sans fin, Matrix, Starship Troopers et même Haute Voltige ou Da Vinci Code. De Spielberg, le golden boy, il emprunte sa fascination pour la seconde guerre mondiale, d’Indiana Jones à Il Faut Sauver le Soldat Ryan. A ces références, comme de bien entendu, s’ajoutent des clins d’oeil évidents au nouvel ennemi d’Hollywood, le jeu vidéo. Tel l’avatar d’un joueur, le personnage principal apprend de sa propre mort, à la différence, frustrante, qu’ici nous sommes de simples spectateurs. Si cette façon d’utiliser l’imagerie pop, chez Zack Snyder ou McG et l’entité Neveldine/Taylor, permet de créer de nouvelles formes baroques, ici, rien de tel. Edge of Tomorrow est juste une overdose indigeste de références, une expérience plus proche du zapping que du cinéma, à tel point que cela en devient fascinant. Tel les aliens numériques du film, l’oeuvre filmique est une créature qui utilise le temps (ici l’image hollywoodienne) pour continuer à vivre. Ce caractère monstrueux ressort d’autant plus qu’un troisième film surgit des entrailles de l’oeuvre.

Plus qu’un film de Doug Liman, il s’agit d’un film de Tom Cruise. L’expression populaire qui identifie un film à une star, plutôt qu’au réalisateur, prend ici tout son sens. En appliquant avec son humour pince-sans-rire l’expression politique des auteurs sur les acteurs, Luc Moullet a depuis longtemps démontré que les plus grands d’entre eux construisaient une œuvre à travers celle des cinéastes. Johnny Depp ou Bruce Willis en font la démonstration, leurs corps racontent une histoire parallèle à celle que racontent les films. Là où les autres apportent leurs propres univers, codes et références, Cruise parasite le programme de départ pour imposer son propre univers à celui du film. L’acteur américain devient, avec Edge Of Tomorrow, un cas unique, dans lequel il n’y a pas de coexistence créatrice possible : il est le film. S’il est un cinéaste qui a compris où Tom Cruise voulait en venir, c’est bien Ari Folman. Dans son dernier film, Le Congrès, le cinéaste israélien prophétise un monde où les progrès numériques seront tels que les acteurs seront contraints d’abandonner leur corps au profit de leur image, dont ils céderont le contrôle aux multinationales du divertissement. En utilisant l’image animée de Tom Cruise (qui n’est pas nommé en tant que tel), assumant totalement ce transfert, Folman ne se fait pas trop d’illusion sur l’acteur. Avant que cette dystopie s’impose à nous, Tom Cruise, dès aujourd’hui, prend les devants. L’angoisse du comédien, dévoilée dans Magnolia, est que son image lui échappe : il ne laisse donc à personne la possibilité de l’utiliser.

Ce n’est pas un hasard si ses rôles les plus dantesques (Tonnerre sous les tropiques, Rock Forever et, dans une certaine mesure, Night and Day) viennent à rebours de son Jumping the couch chez Oprah Winfrey. L’accident créatif, moment non contrôlé, se devait être rattrapé. Edge Of Tomorrow se situe dans la continuité d’Oblivion : une nouvelle étape du travail de Cruise sur son image, celle d’un corps photoshopé. Là où dans le film de Joseph Kosinski, l’image de Tom Cruise était copiée-collée à l’infini, son image est ici celle d’un corps figé dans le temps. Que cette étape dans sa carrière se fasse aujourd’hui, au sein d’un kaléidoscope d’images, est loin d’être un hasard : son corps sans âge fusionne avec les images. Nous sommes au bord d’une révolution des images, celle du Congres, qui s’annonce bien sombre. On pourrait rapprocher cette vision transhumaniste aux liens qui unissent la scientologie à Tom Cruise. Certains dialogues, comme ce « Born Again » que lance le sergent Bartolome (Bill Paxton) à Bill Cage (le personnage interprété par la star) nous orientent effectivement vers l’univers sectaire. Pourtant, l’ambiguïté du film nous amène ailleurs. Difficile en effet de déterminer si Cage est vivant et prisonnier de ses rêves, ou s’il ne fait que revivre le jour de sa mort. Cette ambivalence, et la façon dont l’aura de l’acteur prend le dessus sur le film, rapproche de façon troublante la dernière œuvre de Cruise du monument littéraire qu’est Ubik de Philip K. Dick. Est-ce Tom Cruise qui rêve de l’image d’Emily Blunt tenant lieu point de départ à ses journées, ou est-ce Emily Blunt qui rêve d’être sauvée par Tom Cruise ? Ou encore, sont-ce tout simplement les spectateurs qui rêvent d’un tel casting ? Mais est-ce bien un rêve ? Formulons une hypothèse qui tiendra lieu de conclusion : et si l’esprit de Tom Cruise avait en quelque sorte pris le dessus sur le spectacle ? Dans cette société spectaculaire, le public est devenu un réceptacle subissant le flux d’images qui se propage sur des écrans toujours plus nombreux. Tom Cruise, lui, contrôle ce torrent et, en paraphrasant K. Dick, nous dit simplement : « Je suis vivant et vous êtes mort. »
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le 6 juin 2014

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